Santé

Les confidences de consommatrices de porno

Le 27 septembre, un rapport du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE) fustigeait les dérives des sites diffusant des contenus pornographiques : accès sans contrôle pour les mineurs, ravages du revenge porn (vidéos intimes mises en ligne par vengeance), violences faites aux femmes dans des scénarios toujours plus avilissants… Depuis 2006 et le lancement de YouPorn, premier « tube » (diffuseur de streaming) X qui rencontrera un succès foudroyant, l’industrie du porno a connu des dévoiements inquiétants, symbolisés par de récentes affaires judiciaires, comme celle de « French Bukkake », du nom d’une plateforme française, qui a conduit à dix-sept mises en examen pour viols en réunion et traite d’êtres humains. « Le porno a changé, reconnaît Camille Emmanuelle, autrice de “Sexpowerment. Le sexe libère la femme (et l’homme)” (éd. Le Livre de Poche). Et moi aussi : dans les années 2010, je le défendais comme objet masturbatoire et ouverture vers des fantasmes divers. Le gamin gay du fin fond de la Creuse pouvait avoir accès à des vidéos, tout comme la femme adepte du fétichisme, c’était libératoire. Aujourd’hui, j’ai une petite gêne. Le porno va trop loin. Je ne peux pas me déplacer à vélo et manger bio tout en consommant des images provenant d’un système ultra-capitaliste, misogyne et pollueur. »

Mais les chiffres sont têtus, les femmes sont de plus en plus nombreuses à regarder des films porno : en 2019, 47 % d’entre elles avaient consulté un site X. Comment expliquer ce paradoxe ? Sur quelles plateformes ? Sont-elles dérangées par les images les plus crues du porno mainstream, fabriquées par des hommes pour des hommes ? Nous avons posé la question à des consommatrices régulières.

Intrigue, sexe, douceur 

« J’aime les mecs avec des grosses bites, je trouve ça excitant. Même si l’expérience prouve que ce n’est pas forcément le top dans la vie, à l’écran, une grosse bite, c’est bien plus cinématographique qu’une petite. » Lorsqu’elle a un moment pour s’offrir une séquence bienêtre, Nanako*, 35 ans, chercheuse en sciences, hésite entre prendre un bain et se masturber devant un porno. Si elle opte pour la deuxième solution, elle zappe sur Xvideos, l’un des « tubes » de vidéos porno gratuites, jusqu’à trouver l’intrigue qui la fera grimper au rideau. Ce qui n’est pas toujours chose aisée : « Une fellation, ça me rappelle que j’ai eu un jour des crampes à la joue. Et les mecs qui doigtent les meufs n’importe comment, sans toucher au clitoris, ça véhicule des images de mauvais rapports sexuels. Un cunni bien fait, oui, ça peut m’exciter. Surtout s’il est donné avec gourmandise : tout ce qui est accompli par devoir est débandant. »

Si elle se dit de plus en plus rebutée par ce que « le patriarcat impose comme images de virilité dégoûtantes », elle continue à faire son marché sur les plateformes, mais elle y reste moins de temps qu’avant. « Le porno, c’est plus un moyen qu’une fin. » Même sensation de malaise chez Éléonore, 26 ans, sommelière caviste, qui confie son écoeurement la première fois qu’elle a vu une vidéo sur Pornhub, où un homme dominant se servait de la femme comme d’un « trou ». « Je déteste le concept de femme-objet qui n’existe que pour satisfaire les besoins masculins. » Son échappatoire ? « À la suite de ça, j’ai consommé du porno lesbien pendant une longue période parce que c’était le seul que je pouvais supporter. Puis j’ai fini par découvrir des pornos amateurs de couples hétéros, où les rapports se passent dans la communication, la douceur et l’affection. »

Du porno oui, mais sans mensonge

 

Sophie, 40 ans, ostéopathe, « ne supporte pas quand les filles gémissent de manière exagérée, car cela donne un aspect encore plus fake à l’acte. Ou lorsqu’elles sont trop passées par la chirurgie esthétique. J’aime qu’elles aient des corps naturels avec des courbes. Je n’aime pas non plus certaines pratiques qui me semblent ne s’adresser qu’aux hommes ». Des réactions épidermiques que Camille Aumont Carnel, fondatrice du compte @ jemenbatsleclito, connaît bien pour les avoir souvent recueillies chez ses 678 000 abonnées.

Dans le porno, il y a un manque de réalisme total

« Les femmes regardent du porno, mais il y a beaucoup de choses qu’elles n’aiment pas dans le mainstream diffusé sur des sites comme Pornhub, explique l’autrice du percutant “Les Mots du Q. Manifeste joyeux des sexualités” (éd. Le Robert), un dico féministe d’expressions neuves sur le sexe. Déjà, cette standardisation de la meuf bandante – gros seins, fesses en bombe – vient les complexer. Et puis il y a aussi un manque de réalisme total du côté des corps masculins, sans parler des violences. Pourtant, elles se confrontent dans leur sexualité quotidienne à tout un tas d’hommes qui appliquent ce qu’ils peuvent voir dans la pornographie comme un guide. »

Alors, comment font les femmes allergiques au porno patriarcal pour se servir malgré tout des films X comme supports de masturbation ? Elles bricolent, semble-t-il. Ainsi Nadia, 34 ans, chargée de projet marketing en télétravail la moitié du temps, se rend sur Bellesa, une « plateforme de porno pour femmes ». L’un des nombreux « tubes » qui pratiquent le féminisme washing en offrant à ses clientes un contenu plus sensuel et moins hard que les productions destinées au public masculin, sans pour autant avoir les audaces expérimentales du porno dit éthique et inclusif (mais payant) des réalisatrices féministes Erika Lust ou Olympe de G. « Les corps des femmes dans ces films collent moins aux standards du porno, ils sont plus proches de la réalité, et les actes sont axés sur le plaisir féminin, dit-elle. Je regarde souvent des vidéos de plans à trois, avec deux hommes ou deux femmes. Ça fait partie de mes fantasmes, encore inassouvis, hélas. Ça booste ma libido, et quand je sors d’une visio hyper ennuyeuse ou que j’ai une baisse de motivation professionnelle, c’est un moyen de me requinquer et de me redonner de l’énergie. » Elles peuvent aussi aller chercher matière à leurs fantasmes ailleurs que dans le porno occidental. « J’ai vu des rapports sexuels de qualité avec beaucoup de préliminaires dans le porno japonais, assure Nanako. Même s’il y a de la domination, les Japonais font l’amour pour faire jouir la femme et, en Asie, contrairement à l’Europe, tout le mode sait où se trouve le clitoris. »

Soft ou hard ?

Enfin, il y a celles qui, comme Chloé, 27 ans, médecin généraliste, assument de regarder des pornos hard. « J’ai un appétit sexuel plus important que celui de mon conjoint, explique-t-elle, et je me masturbe régulièrement devant des vidéos pour éviter d’être trop demandeuse et prévenir d’éventuelles tensions au sein du couple. En général, je regarde du porno mainstream avec des pratiques loin de ma sexualité (sodomie, triolisme) pour mettre une distance. J’aime l’idée de fantasmer sur des choses que je sais ne pas avoir envie de faire dans la vraie vie. Pour moi, c’est comme un bon roman fantastique : on aime en lire, mais on ne voudrait pas vivre ces histoires-là. Même si je suis choquée par le manque de considération envers les femmes. »

Leur moment choisi pour regarder du porno est un temps à soi, qui appartient au jardin secret de la consommatrice. « J’y vais quand il n’y a personne à la maison, je me fais ma petite ambiance, avec mon casque sur les oreilles, c’est mon petit moment de yoga », détaille Eva, 40 ans, photographe, qui écoute aussi des scènes hétéros, gay, à plusieurs, sur des plateformes de porno audio. « Je regarde du porno amateur ou pro – femmes entre elles, BDSM soft, threesome avec deux hommes ou deux femmes – pour m’exciter rapidement et me masturber, explique Lucie, 40 ans, enseignante. Cela arrive une dizaine de fois par an environ. Seule, car mon conjoint ne sait pas que j’en regarde. » « Cela me sert aussi d’antidouleur pendant mes périodes prémenstruelles, menstruelles et en cas de migraine », ajoute Chloé.

Regarder du porno m’a permis de faire mon éducation sexuelle

Eva, elle, a commencé à regarder du porno à 22 ans, âge de ses premiers rapports sexuels. « À l’époque, j’étais prude et très complexée car j’étais ronde, et, étant noire, je manquais de représentations. Je regardais du porno pour me rassurer, comprendre comment ça se passait. Je suis tombée sur un film réalisé par Candida Royalle, une réalisatrice américaine des années 1980, qui montrait trois filles en chasse expérimentant librement leur plaisir. Il y avait une scène drôle et décalée où l’héroïne, une fille très athlétique avec des gros seins un peu faux, multipliait les poses acrobatiques en faisant l’amour. Un jour, j’ai rencontré un type d’une beauté folle à qui, contre toute attente, j’ai plu. Je me suis dit c’est trop beau pour être vrai, alors amusons-nous. Et on a été amants pendant un an, avec une sexualité joyeuse, très sexy, très hot, un peu comme dans le film. »

Laura, 39 ans, patiente-experte en situation de handicap et spécialisée dans la sexualité des personnes handicapées, s’est mise au porno en 2016, à une époque où, dit-elle, « en fauteuil roulant électrique, je n’avais pas encore eu d’expérience sexuelle ». Elle découvre alors sur des « tubes » gratuits des films porno classiques, puis lesbiens, femmes fontaines ou gay. « J’ai vite compris que c’était exagéré mais cela me distrayait, précise-t-elle. Je ressentais une excitation mais pas au point de me masturber. Je regardais le soir dans mon lit, avec le son baissé, car mon auxiliaire de vie dormait à côté. Regarder du porno m’a permis de faire mon éducation sexuelle, de voir comment caresser, de prendre confiance et décoder les gestes de mes partenaires. Le porno n’est pas mauvais, il faut juste savoir le regarder et avoir la maturité nécessaire pour le comprendre », ajoute-t-elle.

Alors, oui, les femmes aussi regardent du porno. La balle est dans le camp d’une industrie qui devrait éradiquer la violence et prendre plus sérieusement en compte les goûts de ces nouvelles consommatrices. « À cet égard, je trouve le porno audio très intéressant, note Camille Aumont Carnel. Ce n’est pas juste du porno sans images : c’est pensé et construit différemment, et ça crée un éventail de sexualités que le porno mainstream ne propose pas. » Pour Camille Emmanuelle, la vraie révolution viendra des femmes. « En tout cas, elle ne pourra avoir lieu que si elles s’approprient la “sex tech” (le domaine des technologies autour de la sexualité) au lieu de la laisser aux mains des mâles », assuret-elle. Avis aux amatrices ?

* Les noms sont modifiés


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