Santé

C’est mon histoire : « Le jour où j’ai dit ses quatre vérités à ma mère »

Ma mère sait tout sur tout

Ma mère est hors norme. Il y a en elle de la diva exubérante que ne renierait pas Pedro Almodóvar, et de la mama sicilienne qui régente avec amour sa nichée. Dans la famille, c’est une star intouchable. Mon père est en admiration devant elle et reste l’étudiant grisé de bonheur parce qu’elle a accepté de boire, il y a maintenant des années, un Martini avec lui. Ma grand-mère paternelle est capable de la pire mauvaise foi pour abonder dans son sens. Quant à mon frère, il demeure en plein Œdipe à 33 ans. Ma mère possède ce genre de charisme qui pousse les gens à s’excuser alors que c’est elle qui est en tort. Un truc de fou ! Elle a le monde à ses pieds, et elle le lui rend bien, elle s’intéresse à tout, c’est un caméléon qui a un entregent phénoménal dans tous les milieux.

Le corollaire ? Elle se mêle de tout et se voit experte en tout, avec un enthousiasme qui ne faiblit jamais. Être sa fille, c’est bénéficier H24 des conseils d’une styliste, d’une coach sportive, d’une pédopsy, d’une avocate, d’une cheffe cuisinière, d’une décoratrice feng shui, d’une esthéticienne… Non qu’elle soit désœuvrée, elle travaillait encore récemment chez un antiquaire, car elle est diplômée en histoire de l’art, mais elle s’est fait virer car elle piquait les clients : les plus fortunés lui proposaient de s’attacher ses services, tant elle les subjuguait. Mais ce qui lui plaît par-dessus tout et l’amuse au plus haut point, c’est s’occuper de nous, sa famille. « Être épatante pour les miens, voilà ma surface d’activité », a-t-elle, un jour, fièrement résumé. Et je ne peux que m’incliner devant son efficacité.

ELLE S’EST MISE À RÉGIR, ma famille, ma maison, tout !

Ainsi, quand nous avons échoué à maintenir notre fils dans la même école que ses copains pour cause de déménagement dans un autre secteur scolaire, nous l’avons envoyée en mission. Qu’a­-t­elle raconté ? La fin de non ­recevoir s’est muée en « dérogation à caractère exceptionnel ». Sauf que, peu à peu, elle s’est mise à agir de sa propre initiative, en s’affranchissant de m’en parler d’abord, et à régir mon quotidien dans mon dos telle une super intendante.

Ainsi, un mercredi, tandis que je suis en visio avec mon fils resté à la maison, j’entends soudain le bruit d’un moteur. « C’est le peintre de Mamita », me dit-­il en dirigeant la caméra vers un inconnu qui ponce le pla­fond de l’entrée. « Depuis des mois tu déplores que la peinture s’écaille, ce sera rénové dans la journée pendant que je garde les enfants, tu seras contente ce soir », expédie-­t-­elle tout sourire.

Je me sens dépossédée de mon libre arbitre et non reconnue en tant qu’adulte autonome, mère et épouse

Un autre mercredi, elle a reçu, chez nous, deux cuisinistes pour modéliser des plans d’aménagement d’un îlot central — que nous avions vaguement envisagé — « pour qu’ils chiffrent avec précision ». Elle déborde d’amour en faisant tout ça et, au premier abord, c’est adorable. Résultat, je marmonne tout juste : « Quand même, tu aurais pu m’en parler avant… » Mais à force de se répéter, ses initiatives surprises saturent mon intimité jusqu’au malaise. Je me sens dépossédée de mon libre arbitre et non reconnue en tant qu’adulte autonome, mère et épouse. Ses intrusions me dénient dans mes rôles pour me maintenir dans la position de fille immature, qui aurait besoin des jupes de sa mère pour se débrouiller. Insuppor­table. Je fulmine contre ma passivité et mon manque de trempe pour la recadrer. Mon air est vicié, j’étouffe.

LÀ, IL Y A urgence

Puis Louis m’a demandée en mariage, après douze ans d’amour. Nous voulions une cérémonie simple, avec quelques intimes au dîner, avant une belle fête chez nous. Pas de robe de mariée, mais une tenue que je pourrais à nouveau porter. Et je me suis mariée en meringue, dans une robe divine, mais une meringue quand même, et dans un château. C’était magnifique, mais pas ce qu’on voulait. Ma mère a fait le siège, en trépignant : « Vous deux, c’est pour la vie, tu ne te marieras qu’une fois, allez, je m’occupe de tout ! » J’ai été si peu convain­cante dans mon opposition qu’elle l’a traduite en feu vert. Voir les photos me renvoie l’image d’une personne sachant si peu se faire respecter que je me demande si je mérite que mon opinion soit entendue.

Comment ma mère peut-­elle ne pas avoir conscience de m’envahir, ni de l’égoïsme dont se pare sa générosité ? Mettre le holà devient une urgence. Mais comment fait­on quand on a tant d’années de retard ? Lui parler me donne la sensation de devoir passer le grand oral de ma vie. Je me prépare, feuilles blanches et crayon en main, il me faut du concret pour donner corps à mes mots. Je liste, je rature, je gomme. J’affûte à l’os mon propos. Je connais la faille de ma mère, je m’y glisse pour ciseler ma première phrase. J’hésite, je doute. Trop martiale, trop proche de l’estocade. J’ajuste. Voilà, j’ai les mots en bouche, ils roulent sans précipitation. Reste à les lui dire. Dans un lieu neutre, une brasserie, un salon de thé ? Je crains une scène en public. C’est décidé, j’y vais maintenant tant que je ne suis ni trop anxieuse ni trop vindi­cative, je sens les good vibes en moi.

Tu ne me laisses pas vivre ma vie, tu me la dérobes

J’envoie un SMS, elle répond : « Tuiles au yuzu. » Quel rapport ? J’entre dans l’im­ meuble comme pour la première fois, alors que j’y ai grandi. Je renonce à l’ascenseur, trop rapide. Dans l’escalier, ma main plonge dans mon sac et s’accroche au lapin en peluche de ma fille et au diplodocus préféré de mon fils, soutiens rassu­rants. Je sonne à la porte comme on prend place devant un jury. Ma vie ne sera plus la même en repartant.

« LAISSE-MOI vivre ma vie ! »

Ma mère ouvre, joviale : « Parce que, tu vois, le zeste est épais, c’est une tannée de râper le yuzu. Bonjour chérie ! » Je dois affronter un rival — le four, à température parfaite pour les tuiles —, mais je l’emporte, elle me fait enfin face. Je m’élance d’un seul souffle : « Maman, je t’aime, mais tu dois entendre que tu ne fais pas mon bonheur en étant aux petits soins, envers et contre tout, à temps plein, à mon insu. C’est même l’inverse. Tu ne me laisses pas vivre ma vie, tu me la dérobes, ton amour ne me respecte pas, je ne suis plus une petite fille, ma vie est distincte de la tienne, je ne t’appartiens pas. Tu es la bienvenue chez moi, mais tu n’es pas chez toi, si tu continues à faire comme si, tu rendras tes clés. Je veux que tu cesses d’être la grande ordonnatrice de ma vie sans m’en parler, sinon je ne te dirai plus rien. Tu es la mère d’une femme de 37 ans, pas d’une enfant. »

Elle laisse retomber le silence puis elle lâche : « Tout ça ! » d’un ton presque badin, avant de se lever pour quitter le salon. Quoi ! Elle n’accuse même pas réception. La chape de plomb sur mes épaules glisse vers mon cœur, j’ai envie de pleurer quand elle réapparaît avec ses tuiles et du thé : « Bon, je t’ai entendue, chérie, mais qu’est-ce que tu es sen­tencieuse. Tu ne peux pas dire les choses simplement ? Petite, déjà, tu gardais tout pour toi puis c’était la tragédie grecque. Tu ne veux plus que je m’occupe de toi et de tes affaires, très bien, je ne m’occupe plus de rien, voilà. Moi aussi je t’aime, allez, goûte mes tuiles ! »

Je n’en reviens pas, elle est impayable. Comment fait­-elle pour ne s’en tenir qu’à l’essence du propos ? Ma fille m’aurait mise à terre si elle m’avait balancé ses quatre vérités. Deux jours plus tard, je l’aperçois du bout de la rue sortant de mon immeuble ! C’est pas vrai ! La gardienne m’apprendra qu’elle lui a demandé d’intercepter le colis de légumes auquel elle nous a abonnés sans rien nous dire. Il était trop tard pour annuler la première livraison. Je souris, elle a intégré le message. Depuis, elle sollicite mon aval avant d’agir, par SMS ou en envoyant des vidéos… par dizaines. Une nouvelle mise au point se profile, mais après avoir sauté une première fois dans le grand bain, je n’ai plus peur. Surtout, je mesure combien ma mère est vraiment exceptionnelle

Je mesure combien ma mère est vraiment exceptionnelle

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