Santé

C’est mon histoire : « Le jour où j’ai renoué avec mon frère »

C’était le silence radio 

« Joyeux anniversaire ! » Comme chaque année au mois de novembre, je recevais ce texto laconique de mon frère. Le 24 décembre aussi, j’allais avoir droit à un « Joyeux Noël » sans saveur. Avec un émoji sapin… La misère. C’était désormais nos deux seules interactions annuelles. Une enfance partagée à jouer en pyjama, à écouter Renaud et à se battre tendrement pour une cuillère pleine de gruyère et de coquillettes, réduite, trente ans plus tard, à trois mots et un émoji.            

Je n’avais pas vu Laurent depuis sept ans. Facile à compter, c’était l’âge de ma fille aînée. Depuis que j’avais accouché de mon premier enfant, nous ne nous étions jamais revus. Il devait venir me voir à mon retour de maternité. Je l’imaginais curieux de rencontrer sa nièce, de me voir pouponner, moi, sa petite sœur délurée, qui, encore deux ans plus tôt, ne voulait surtout pas s’engager. Il était supposé passer un matin, juste avant de prendre son avion pour Madrid où il venait d’emménager avec sa femme et ses deux enfants. Je l’attends encore. Juste avant ça, lui et ma belle-sœur s’étaient engueulés avec mes parents, avec mon père plus précisément, parce qu’il avait osé lever le ton sur leurs enfants pendant les vacances. Je ne voyais pas le rapport avec le fait de venir ou non voir mon bébé. Vexée, je tentai d’avoir des explications à propos de ce lapin monumental. Mais c’était le silence radio. Lui et sa femme me ghostaient allègrement. Et l’éloignement à Madrid n’arrangeait pas les choses ; je ne pouvais pas foncer chez eux et toquer à la porte. Mes parents n’avaient pas de nouvelles non plus, jusqu’à recevoir quelques semaines plus tard un mail assassin les accusant d’être de mauvais grandsparents, limite maltraitants. C’était grotesque. Mon père avait du caractère et pouvait manquer de patience, mais c’était un homme gentil. Mon frère le savait.

Qu’avais-je fait pour qu’il coupe les ponts ?                                             

Ce n’était pas la première fois que mes parents essuyaient des reproches. Ils étaient abonnés aux coups de fil accusateurs, avec, en écho derrière mon frère, ma belle-sœur, qui, comme un procureur général, édictait les griefs. Avec elle, les relations n’étaient pas simples. Elle trouvait toujours un problème là où il n’y en avait pas. Je voyais mes parents se fendre pour mes neveux, mais ça n’allait jamais. Les chaussures achetées n’étaient pas les bonnes, les devoirs étaient mal faits, les enfants revenaient avec des taches d’herbe sur les pantalons, des allergies aux thuyas… Je crois qu’elle ne les supportait pas. Mais de là à ne plus se voir du tout ! Surtout, ce que je ne comprenais pas, c’était pourquoi couper les ponts avec moi aussi ? Qu’avais-je fait ? Cette question, je l’ai posée de nombreuses fois à mon frère sans avoir de réponse, ce qui me plongeait dans de profondes introspections. Avais-je été si horrible par le passé pour qu’il ne veuille plus me voir ni même rencontrer mes filles – je venais d’accoucher de la seconde ? Je me persuadais d’avoir pris trop de place enfant, ce qui avait généré une jalousie sourde. Mon frère était l’aîné, il était brillant et mis sur un piédestal par mes parents. Il avait fallu que je fasse ma place avec les armes que j’avais. Un côté clownesque et une personnalité extravertie qui avait peut-être écrasé la sienne, très réservée.       

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Je traversais des périodes de colère pendant lesquelles j’étais fâchée contre Laurent. Je boudais. Mais bouder quelqu’un qui ne vous calcule pas, ça a peu d’intérêt. Je revenais alors à la charge, pour comprendre et aussi pour qu’il sente que je ne l’abandonnais pas. Un jour, il m’a répondu : « On se parlera quand tu penseras toute seule. » Cette phrase. Elle m’a fait passer quelques nuits blanches. Pour quelqu’un comme moi qui manquait de confiance en soi, elle résonnait avec une grande amplitude. Je partais dans des délires d’autoflagellation, j’étais la pauvre fille sans personnalité. Cela m’amenait à une relecture acide de mon adolescence, lorsque je me laissais entraîner par les plus cool du collège ou du lycée. J’avais toujours voulu « en être », quitte à devenir un peu stupide, parfois un peu hautaine avec ce frère premier de la classe à lunettes. Je culpabilisais.                

Ce qui me faisait le plus de mal, c’était de voir mes parents privés de leurs petits-enfants. Ma mère en parlait, mon père souffrait en silence. Chez eux, mes petits neveux trônaient un peu partout dans les cadres photo. Les années passaient et ils restaient figés là, à 7 et 11 ans, sur le meuble de la télé, dans l’entrée, sur la cheminée… Le sourire édenté, les couettes, les visages encore poupons ne bougeaient pas. Ça me fendait le cœur, c’était comme s’ils étaient morts. Je ne supportais pas ce sentiment d’impuissance face au temps perdu qu’on ne rattraperait jamais.         Le pire, c’est que j’ai commencé à regarder mes parents autrement. À les scruter. Était-ce de la faute de mon père ? Il pouvait être si chiant, si old school. Mon frère avait-il eu besoin de « tuer le père pour devenir un homme » comme j’avais pu le lire sur des sites de psychanalyse ? Lorsque je laissais mes enfants à mes parents, j’étais doublement vigilante, presque stressée. On parlait beaucoup d’inceste dans l’actualité. Je pensais au pire tout en m’en voulant d’y penser et de douter d’eux.

Je cherchais un mobile à cette brouille, en vain                                           

Plus la situation s’installait, plus j’imaginais une explication grave derrière la décision de mon frère. Je me raccrochais à nos souvenirs, à l’amour que nous avions reçu… C’était impossible qu’il nous zappe sans raison sérieuse. Un jour, je me disais que c’était l’œuvre de ma belle-sœur, qu’elle était une perverse narcissique qui lui faisait vivre un enfer et le coupait de tous. Un autre, qu’il était agent secret ou membre d’une mafia et qu’il se soumettait à la loi du silence pour nous protéger – je regardais peut-être un peu trop de séries télé. Son comportement me semblait si étrange que j’ai même pensé que lui et sa famille étaient tous dans une secte ! Au bout de sept ans d’inventions farfelues, j’en ai eu marre. Les fêtes approchaient. Cette année-là, je ne voulais pas de son texto pourri ni de son émoji. Je voulais le voir. Deux jours avant Noël, je lui ai proposé une visio pour qu’il fasse la connaissance de mes enfants. Mes filles commençaient à se demander s’il existait vraiment ce tonton Laurent. Je m’attendais à un refus péremptoire mais il a accepté. À l’écran, ils étaient là tous les quatre, souriants, beaux comme des camions. Ils se trouvaient à Madrid, dans le hall d’un grand hôtel, ils s’apprêtaient à rejoindre des amis pour bruncher. Tout allait bien pour eux ; nous étions très loin de mes projections désastreuses. Les enfants, des ados à sweat à capuche, avaient l’air trop sympa. Ma belle-sœur aussi avait l’air trop sympas. Mon frère rayonnait au milieu d’eux. Je le retrouvais. Il semblait bien, en phase avec lui-même. Il plaisantait. On a raccroché sans parler du pourquoi du comment. On s’est dit « À bientôt ». C’était étrange mais chouette.               

Pour la première fois, je réalisais que c’était bien lui qui avait fait ce choix de couper les ponts – personne d’autre – et qu’il ne le subissait pas. Il était heureux ainsi. Il n’avait plus de conflit à gérer entre sa femme et sa famille. C’était aussi simple que ça. J’ai alors décidé de le laisser partir, de ne plus essayer de le retenir. J’espérais qu’on aurait un jour cette foutue discussion et, si possible, pas devant la tombe d’un de nos parents… Je laissais maintenant la vie faire. Bon, ça n’a pas empêché que je reçoive son « Joyeux Noël » avec l’émoji sapin. Mais j’étais plus apaisée cette fois. Qui sait ce que l’avenir nous réserve ?

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