Santé

C’est mon histoire : « Pour notre fils, on a fait la paix »

On s’imaginait poursuivre notre vie comme avant

« J’ai cessé de t’aimer le jour où l’on a su pour Paul. » Cette phrase, je l’ai reçue comme un coup de poing dans le ventre. Il n’y avait qu’un homme pour dire une chose pareille. Tant de violence et de lâcheté mêlées après dix ans d’amour ! J’étais déçue et en colère. Octave avait rencontré une femme et voulait quitter la maison dans laquelle nous élevions, tant bien que mal, notre fils depuis six ans. Notre fils et ce que les autres appellent « ses petites lubies ». Parfois je repense à notre rencontre. Je n’aurais jamais imaginé que nous puissions en arriver là. Vivre ensemble. Avoir un enfant. Un enfant différent. On habitait à Berlin tous les deux. Un genre de squat occupé par d’autres artistes en herbe. Moi j’étais chercheuse. Lui sculptait des carcasses de métal.

J’avais 30 ans et je sortais d’une relation longue qui m’avait appris l’usure du désir et la manière dont l’amour peut se changer en ressentiment. Je m’étais juré : « Plus jamais ça. » Alors avec Octave, on a eu envie d’inventer d’autres manières d’être ensemble. Sans entraves. On était heureux. Les gens nous enviaient, je crois. En tout cas, c’est ce qu’ils nous disaient. Cette bande un peu déglinguée avec qui nous habitions, entre le potager partagé du squat, la cuisine pas toujours très propre et les idées qui fusaient. Et puis je suis tombée enceinte. Ce n’était pas vraiment prévu. Mais tous les deux face à la petite languette bleue, on a éclaté de rire. On s’imaginait poursuivre notre vie comme on l’avait fait jusqu’à présent. Cet enfant, on l’élèverait ensemble, avec les amis, la communauté. La joie était contagieuse. Quand on leur a annoncé la grossesse, nos colocs sont allés aux puces. Le soir même au milieu du salon trônait un vieux berceau, qu’ils avaient repeint à la bombe. Je n’avais jamais rien vu de si beau.

LA COMMUNICATION ENTRE NOUS a commencé à se brouiller

Quand j’ai tenu Paul dans mes bras la première fois, j’ai senti que quelque chose chez lui était différent. Je sais que personne ne me croit quand je le dis, mais c’est vrai. Il y avait un je-ne-sais-quoi dans les traits de son visage. Je le trouvais beau. Trop beau. Beau comme une statue. J’ai compris, depuis, ce qui se joue sur les visages des enfants autistes. La manière dont certaines expressions ne s’y impriment pas. Tout m’angoissait face à ce petit corps qui avait débarqué dans nos vies. Les soins, les gestes. Octave prenait les choses avec plus de légèreté. Il se voulait rassurant. Il pensait que son optimisme calmerait mes angoisses. C’était le contraire qui se produisait. J’avais l’impression qu’il prenait ça par-dessus la jambe et que je devais porter seule le poids de toutes les inquiétudes. La communication entre nous a commencé à se brouiller. Je guettais les signes qui confirmeraient ou infirmeraient mon intuition. Puis, de pédiatres hésitants en orthophonistes prudents, le doute n’a bientôt plus été permis.

Tout ce qui comptait, c’était Paul et de faire ce qu’il y avait de mieux pour lui

À 2 ans, Paul ne babillait pas. Le diagnostic est tombé comme un couperet. On nous a annoncé qu’il y avait très peu de chances pour qu’il parle un jour. Étrangement, quand j’ai su, j’ai été soulagée. Je savais quoi faire. Octave aussi. Toute notre vie était balayée d’un coup. Psychomotricien, ergothérapeute, psychologue, les soins étaient incessants. Et coûteux. On est rentrés en France. Adieu notre petite communauté. Adieu le potager où on aurait tant aimé regarder Paul gratter la terre. J’ai accepté de donner des cours aux Beaux-Arts. Je travaillais beaucoup. J’étais fatiguée. Octave aussi a dû prendre un job alimentaire. Il est devenu AESH (accompagnant d’élève en situation de handicap). Pôle emploi propose souvent ce type de mission aux artistes. Il travaillait avec des autistes, à la maison, comme dehors. On s’est spécialisés. On a lu tous les livres sur le sujet. Du fait de son expérience à l’école, Octave ne me trouvait pas toujours à la hauteur. Il relevait mes maladresses. Je ne m’en offusquais pas. Tout ce qui comptait, c’était Paul et de faire ce qu’il y avait de mieux pour lui.

CHAQUE PROGRÉS DE PAUL balayait nos frustrations

On a réorganisé notre quotidien autour de sa différence. Il fallait le stimuler, le calmer, lui apprendre à gérer ses émotions. On jouait à tous les jeux de société que les psys nous conseillaient. Le soir, tous les trois, assis par terre, dans le petit appartement dont nous avions enlevé les meubles, pour qu’il se sente bien. On tirait le diable par la queue, mais on était une équipe. Contre toute attente, Paul a marché, puis il a dit ses premiers mots. On était heureux. Mais ce bonheur avait un prix. L’autisme avait pris toute la place. De mon corps, de mes désirs, de mes ambitions professionnelles, il ne restait rien. On n’en parlait pas avec Octave. Et ça a peut-être été notre erreur. Lui non plus ne trouvait plus le temps de créer. Ses carcasses métalliques étaient restées à Berlin. Mais chaque progrès de Paul balayait nos frustrations. C’est pourquoi, quand Octave m’a annoncé qu’il partait, ça a été un choc.

La force de cette relation a fini par reprendre le dessus

Et Paul alors ? Lui qui supportait si mal les changements. Comment supporterait-il la situation ? Comment s’ajusterait-il à un quotidien scindé entre son père et sa mère ? Et cette équipe que nous formions, pourquoi la mettre en péril ? Celle qui avait permis à Paul de grandir presque comme tous les autres petits garçons. De parler. J’ai mis des mois à encaisser le coup. Puis la colère et les larmes se sont taries. On a beau le savoir c’est surprenant le jour où ça arrive pour de vrai. On n’a plus mal. La femme qu’il avait rencontrée n’était qu’un prétexte. Avec elle, cela n’a duré qu’un temps. Mais nous ne nous aimions plus de cette manière-là, lui et moi. La fluidité de nos échanges quand il s’agissait de Paul, elle, était d’une solidité à toute épreuve. On avait tout sacrifié et ce n’avait pas été en vain. Naturellement, la force de cette relation a fini par reprendre le dessus. On était si complémentaires.

JE RESTE LA MÈRE TEMPÊTE, et Octave, le père apaisant

La première fois que nous nous sommes retrouvés après la rupture, c’est quand Paul s’est mis à chahuter son AESH. Il était allé assez loin, il avait insulté, il avait craché. Cela fait partie du tableau clinique, mais tout le monde ne le sait pas. Le directeur de l’école nous a convoqués, Octave et moi. Et on a retrouvé immédiatement nos rôles. J’étais la mère tempête. Je prenais la défense de Paul, toutes griffes dehors. L’AESH était une andouille, elle manquait de patience. Elle ne connaissait rien à l’autisme. Octave, lui, écoutait, m’approuvait et jouait l’apaisement. Il savait que c’était difficile d’accueillir un enfant comme Paul dans une structure généraliste, il connaissait les contraintes du métier d’AESH. Entre ma détermination et sa chaleur, le message est passé en douceur. Pour notre fils, on a enterré la hache de guerre. Depuis, on se voit souvent. On fait le point autour d’un verre, au moins deux fois par semaine. Paul va bien. S’adapter à un nouvel environnement est un challenge pour lui mais cela l’aide à progresser. Les psys sont étonnés de là où il en est aujourd’hui. Il a appris à lire, à compter, il gère mieux ses crises. Et, quand il est chez son père, moi j’ai le temps d’écrire, j’ai repris mes recherches avec un nouvel entrain. J’emmène Paul voir des expos. Il retient tous les noms, se fait des fiches. Parfois je les lui emprunte pour préparer mes cours ! Pour l’instant, je n’ai rencontré personne, mais je sens que le désir est là. Je sais que si cela m’arrive un jour, j’aurai un espace pour l’accueillir. Et pour ça, j’espère trouver une manière de remercier Octave.

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