Santé

Décryptage : comment expliquer l’augmentation de dépressions chez les ados ?

On le sait, nos ados vont mal. Et surtout les filles. Selon l’étude « L’état de santé de la population en France », publiée par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) en septembre 2022, l’augmentation des hospitalisations pour tentatives de suicide chez les jeunes filles a fait un bond depuis la fin 2020, un phénomène également mesuré aux États-Unis et en Allemagne.

Le total des hospitalisations des filles âgées de 10 à 19 ans pour lésions auto-infligées « accompagnées d’une plus forte fréquence des pas- sages en soins intensifs et du recours à des moyens létaux violents » aurait même atteint un niveau inédit en 2021, soit supérieur de 16 % à la moyenne des années 2012-2020. « Chez les filles, les passages à l’acte suicidaire ont augmenté en nombre et en gravité, confirme la Dre Marion Robin, psychiatre pour adolescents à l’Institut mutualiste Montsouris, autrice de “Ado désemparé cherche société vivante” (éd. Odile Jacob). Il y a dix ans, il y avait des scarifications et des ingestions médicamenteuses aux benzodiazépines, maintenant, c’est au Doliprane, qui est beaucoup plus létal. Il y a aussi des défenestrations et des pendaisons, le degré de violence a vraiment augmenté. » Un état des lieux très inquiétant qui interroge : pourquoi un tel décalage de genre et comment améliorer la santé mentale des adolescentes ?

Quand s’exprimer devient plus simple

Si des études nationales – comme celle sur le bien -être des 3-11ans, publiée en juin dernier – sur les difficultés psychologiques des jeunes se multiplient, c’est que les pouvoirs publics font l’effort de s’y intéresser davantage. La libération de la parole sur la santé mentale, via les réseaux sociaux, a pu également favoriser une meilleure conscience des problèmes et un meilleur dépistage. « D’autant que, selon les études, les filles de 12 à 18 ans qu’on a vues davantage aux urgences correspondaient à un niveau économique plus faible que d’habitude, constate le Dr Jordan Sibeoni, pédopsychiatre au Centre hospitalier d’Argenteuil. La libération de la parole a donc touché des milieux où les questions de santé mentale n’étaient pas du tout mises en avant. »

C’est l’effet Covid : la crise a mis en lumière, pour tout le monde, le mal-être des adolescents, même si, selon la Dre Robin, leur sentiment de solitude provoqué par le confinement n’a fait qu’entériner un malaise déjà palpable depuis de nombreuses années. « Plusieurs études nous avaient déjà alertés en montrant que l’isolement des jeunes était majeur, souligne-t-elle. En cause : l’absence de tissu social ou associatif, de cercle protecteur autour de soi, la séparation entre les générations, créées par notre société. Aujourd’hui, cela nous paraît normal, mais ça ne l’est absolument pas au regard de nos besoins fondamentaux. On a besoin d’interdépendance, d’échanges quotidiens avec les gens de son quartier, ses amis, ses proches. Avec le Covid, les jeunes se sont sentis encore plus isolés, ils ont été plus attirés par l’aspect virtuel des relations via les réseaux sociaux, ils étaient moins incarnés dans des relations corporelles avec leur entourage et ils en ont souffert. »

Des points de départs différents

Du côté des filles, leur détresse post-Covid s’est traduite par une explosion des troubles du comportement alimentaire, des phobies scolaires et des troubles anxio-dépressifs. Une prévalence qui n’étonne pas les cliniciens : « Traditionnellement, en psychiatrie de l’ado, on constate que les garçons ont plus de troubles externalisés, comme des troubles du comportement, et les filles, des troubles internalisés, comme les dépressions, affirme le Dr Jordan Sibeoni. À partir de 15 ans, la dépression touche deux fois plus de filles que de garçons. » 

Le système de régulation des émotions continuerait à se développer jusqu’à l’âge d’environ 25 ans

Pour quelles raisons ? Le développement des neurosciences a permis, notamment, de montrer les effets délétères sur le cerveau de l’entrée dans la puberté. Au moment de l’adolescence, le système émotionnel serait ainsi quasiment à maturité, alors que le système de régulation des émotions, situé dans le cortex préfrontal, continuerait à se développer jusqu’à l’âge d’environ 25 ans. « Voilà pourquoi les adolescents ont des difficultés à maîtriser leurs émotions et à réguler leurs comportements, précise Grégoire Borst, professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l’éducation, auteur de “C’est (pas) moi, c’est mon cerveau !” (éd. Nathan). Cela crée des facteurs de vulnérabilité extrêmement forte chez eux. Leur cerveau est beaucoup plus sensible que le nôtre. Or, pendant le Covid, ils ont subi un stress chronique pendant plusieurs mois, ce qui a pu avoir des effets sur leur système émotionnel et entraîné des difficultés psychologiques associées. »

Comment expliquer alors le décalage de genre ? « Par le fait que la puberté commence plus tôt chez les filles, vers 10-12 ans – et elle arrive aussi de plus en plus tôt –, alors que chez les gar- çons, c’est 12-14 ans, poursuit Grégoire Borst. Ce décalage entraîne des périodes de vulnérabilité qui vont être plus fortes chez les filles à des moments plus tôt de la puberté. Et cela correspond aussi à l’entrée au collège, où l’on sait, par des études, qu’il y a diminution du bien-être scolaire. »

En quête de soi

Pour la Dre Marion Robin, si l’augmentation des troubles alimentaires chez les filles traduit une obsession du contrôle née pendant le confinement, celle des troubles anxio-dépressifs cache surtout un sentiment de mal-être existentiel. « On n’est pas dans la maladie mentale, explique-t-elle, mais dans l’absence de sens. Où vais-je ? Quel sens cela a-t-il ? Quelles sont mes valeurs ? Le chaos général sur ces questions crée ces troubles existentiels.» L’éco-anxiété fait ainsi partie des angoisses qui alimentent la souffrance de ses patientes. « La question du vivant, de la fertilité, de l’avenir, de la spiritualité, de la Terre, toutes ces valeurs de l’écoféminisme les concernent beaucoup, même si je n’ai pas vu passer de chiffres qui pourraient indiquer un différentiel entre la conscience écologique des garçons et celle des filles », assure-t-elle.

On peut se balancer des choses blessantes sans même se rendre compte de l’effet produit chez l’autre

Ses patientes expriment aussi leur colère vis-à-vis des violences sexuelles qu’elles subissent, du harcèlement et du cyberharcèlement auxquels elles sont davantage soumises que les garçons. « Sur les réseaux, un jugement ou une insulte ne donnent lieu à aucune répercussion, on peut se balancer des choses blessantes sans même se rendre compte de l’effet produit chez l’autre, poursuit-elle. Et le retard judiciaire sur les nouvelles technologies fait qu’il n’y a aucune possibilité de justice. Ce ne sont pas des espaces d’apprentissage de la relation, mais de déresponsabilisation qui décuplent les violences. »

Si, là aussi, la parole sur les violences sexuelles et sexistes s’est libérée depuis #MeToo, la société peine encore à s’en saisir complètement, tout comme la pédopsychiatrie. « Je crois qu’elles sont encore sous-diagnostiquées, affirme le Dr Jordan Sibeoni. Pourtant, en psychiatrie, quand on les cherche, on les trouve. On a justement commencé une étude sur la question des révélateurs des violences sexuelles dans un suivi pédopsychiatrique, car on retrouve des antécédents de ces violences dans la plupart des troubles psy pris en charge chez les adolescentes. »

Les réseaux sociaux : un faux ami

Autre phénomène qui intrigue les praticiens spécialistes des ados : les symptômes dissociatifs. Un sentiment anxiogène de déréalisation, qui leur fait perdre pied avec le réel. « Les adolescents disent d’ailleurs spontanément : je déréalise, explique la Dre Robin. Avant, on voyait ces jeunes dans cet état de dissociation, mais c’était en général corrélé à des états traumatiques. Là, c’est un peu plus large que ça, et je pense que c’est lié au numérique : à l’ère de l’hyperconnexion, ils ne se sentent plus en lien avec les autres, ils ont l’impression de ne plus être dans leur corps, comme s’ils étaient aspirés par le virtuel. Cela les amène à se sentir plus angoissés, ou à s’auto-infliger des blessures. Il y a des techniques assez simples pour les réancrer dans leur corps, par la respiration, le fait de se recentrer sur ses sensations en marchant lentement, en prenant une douche ou en faisant couler de l’eau sur les mains. »

Car si les réseaux sociaux ont permis à certains pendant le Covid de rester en lien avec leurs pairs, ce qui, souligne Grégoire Borst, leur a été extrêmement salvateur, pour d’autres, ils ont surtout activé une anxiété de tous les instants. « Celle d’être dans la comparaison sociale permanente, poursuit-il. Or, la particularité des ados est de rechercher avant tout une position sociale dans son groupe d’appartenance. Pour ceux qui n’ont déjà pas une très bonne vision d’eux-mêmes, les réseaux sociaux peuvent devenir potentiellement négatifs. » Surtout pour les filles, victimes d’injonctions permanentes sur le corps et l’apparence…

Leur angoisse est liée à l’impuissance

Si nos adolescentes vont si mal, c’est peut-être que le monde que nous leur offrons n’est pas à la hauteur, et on les comprend, de leurs aspirations profondes. « D’abord, on peut penser que si la question des violences sexuelles est mieux traitée par la société, affirme la Dre Robin, elle aura moins besoin de reposer uniquement sur la psychiatrie. Ensuite, leur angoisse est liée à l’impuissance. La situation planétaire augmente leurs envies de se réaliser à court ou à moyen terme. Il y a beaucoup de jeunes qui arrêtent leur thèse ou leurs projets sur dix ans car tout devient urgent. Alors, il faut les écouter et répondre à leurs besoins en se connectant à eux sur les actions vis-à-vis de la planète, les impliquer dans la vie de la cité, leur ouvrir des espaces de créativité. » Leur bien-être suivra.

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