Santé

C’est mon histoire : « J’ai dit adieu aux hommes toxiques »

Les années fac  

« Céleste… » Je faisais la queue dans une boucherie quand j’ai entendu mon prénom, bientôt suivi de mon nom lâchés dans mon dos d’un ton froid et songeur. Je n’avais pas entendu cette voix depuis plus de vingt ans mais ma nuque s’est raidie. Ma première pensée avant de me retourner, la main de mon fils dans la mienne, a été : j’ai pris du poids, je ne suis pas maquillée. Réflexe de me déprécier, comme à l’époque. De me dire, à bientôt 40 ans : j’aurais préféré que ça se passe autrement, j’aurais préféré lui en mettre plein la vue. Ou mieux : disparaître. Comme le jour où j’avais disparu de sa vie. Tout avait fini avec Axel comme tout avait commencé. Mal.               

Laura, ma meilleure amie, l’avait rencontré en IUT. Beau com­me le jour et encore puceau, bizarrement. Il avait 20 ans, elle, 17. Très vite, elle m’avait parlé de ses sautes d’humeur, de leur histoire triste qui ne menait nulle part. De mon côté, je n’allais nulle part non plus avec mon chevalier servant du moment, Cyril. Un de ces gentils hurluberlus, amateur de vitesse et d’arts martiaux, comme les zones pavillonnaires de Caen en regorgent. Nous formions une petite bande de quatre, bien pratique pour les virées en boîte, mais qui allait bientôt implo­ser. Si Cyril me traitait comme une reine et compensait la bru­talité de mes années lycée, il ne me faisait pas vibrer. Je l’ai quitté un après­-midi sur le quai du TER, presque sans explica­tions. Comme on est capable de le faire au sortir de l’adoles­cence. L’année scolaire s’est achevée, Laura est partie en vacances avec ses parents. Alors, avec Axel, nous avons tué le temps en regardant de vieilles VHS chez lui ou en écoutant du hip-hop, vautrés dans sa voiture. Au fil des heures passées ensemble, j’ai pris conscience de ce que j’avais oblitéré jusque-là. La herse qui était tombée le jour où Laura me l’avait présenté, où il avait déplié sa longue silhouette et posé les yeux pour la première fois sur moi. Ce « pas touche ! » qui avait bourdonné dans ma tête. L’interdit immédiat, intégré, qui avait rendu possible une amitié sans ambiguïté. Et qui s’apprêtait à voler en éclats. Laura était malheureuse avec lui. Laura n’était pas là. Et je suis devenue ce que je n’aurais jamais cru devenir. La traîtresse, celle qui pique le mec des autres.              

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Ce côté « toi et moi contre le monde entier » nous a portés, les premiers mois, avec Axel. Nous étions deux âmes sœurs et damnées, renforcées par l’adversité. J’étais sa promise, son initiatrice. J’avais perdu ma meilleure amie avec lui, il avait perdu sa virginité avec moi. Mais lorsque les choses se sont normalisées, que nous avons vécu sous le toit de nos parents respectifs une intimité relative et autorisée chaque week-end, l’ardeur est retombée. Chez lui, en tout cas. Et j’ai découvert à mon tour ce tempérament lunatique dont Laura m’avait tant parlé. Traitée comme une princesse le lundi, comme une moins que rien le mardi, et ainsi de suite. Ne sachant jamais sur quel Axel j’allais tomber, le tendre ou le cruel, je me rendais disponible « au cas où ». Traversant la Normandie pour le retrouver au Havre, à la sortie des cours le vendredi soir, dans la petite chambre d’étudiant qu’il occupait alors. C’est dans ces quelques mètres carrés qu’un jour je me suis tapé la tête contre les murs, après plusieurs heures d’attente. Resté avec ses copains, il m’avait reproché mon impatience par texto. Avant une énième réconciliation sur l’oreiller.

Comme un zombie                                                      

Cette nouvelle année scolaire est passée comme ça, dans le huis clos d’un lit une place, que je rejoignais comme un zombie. Les vacances en Ligurie, chez ses grands-parents paternels, ont été une respiration estivale. Nous avions un studio rien qu’à nous, non loin de la maison familiale. Rien d’autre à faire que d’aller nous baigner, manger des focaccias et enchaîner les siestes crapuleuses, fenêtres grandes ouvertes. Puis il y a eu cette phrase à la Toussaint : « Ce n’est pas ton corps qui m’excite, c’est ce que tu fais avec. » Nous achevions un séjour all inclusive dans un resort marocain. Lui, étincelant, moi, bourrée de complexes. J’ai pleuré dans le lobby de l’hôtel, dans le charter du retour. N’ayant connu que mon corps justement, Axel ressentait le besoin de faire de nouvelles expériences, de rencontrer d’autres filles. Et me proposait de nous « retrouver après » cette parenthèse pédagogique.                

Je ne sais pas où j’ai trouvé la volonté, ce dimanche-là, de partir. J’ai tiré doucement le portillon derrière moi et suis montée dans ma voiture, garée devant chez ses parents. Quand Axel a sonné chez les miens le lendemain, je ne lui ai pas ouvert. J’ai passé des semaines à pleurer, j’ai plaqué le hiphop pour le metal, et je ne l’ai jamais revu. Jusqu’à cet instant dans cette boucherie, vingt ans plus tard. En entendant mon nom, j’ai su qu’il n’y avait pas prescription. Pour lui peut-être, mais pas pour moi. Je me suis retournée.                

Axel n’avait pas pris un gramme, lui. Toujours aussi élancé. Mais quelque chose de terne, de grisâtre s’était installé. Si les traits de son visage étaient quasi intacts, son crâne commençait à se dégarnir, ses lunettes et sa tenue du dimanche étaient un peu désuètes, son dos se voûtait légèrement. Comme on fait vieux avant de l’être. Sa quarantaine n’était pas rugissante. C’est mon seul souvenir précis de ces retrouvailles. Ce que j’ai répondu quand il a engagé la conversation entre les brochettes et les entrecôtes, quand il a prononcé les mots « prendre un café », je l’ai oublié. Un sourire crispé était plaqué sur mon visage, des sons sortaient de ma bouche, mais j’étais déjà ailleurs, partie mentalement. Impatiente de m’échapper le plus vite possible. De retrouver Camille, le père de mes enfants.

Hygiène sentimentale                                            

Avec Camille non plus, la vie n’avait pas toujours été un long fleuve tranquille. Car lui aussi était étincelant. Et lui aussi avait douté de nous. Mais, dès le début, alors que nous bossions tous les deux comme des fous dans nos start-up respectives et que ma vie professionnelle me remplissait tout entière, j’avais appliqué scrupuleusement cette promesse que je m’étais faite à moi-même le jour où j’avais quitté Axel : ne plus jamais me rendre disponible « au cas où ». Ne plus jamais attendre un homme, ne jamais fouiller dans son smartphone, ne jamais m’accrocher en cas de rupture. Je m’étais tenue à cette hygiène de vie sentimentale à chacune de mes histoires depuis Axel. Camille fut la cinquième. Fougueux, drôle, très courtisé. Un coup d’enfer. Était-ce bien raisonnable de se projeter. Il voulait partir ? Qu’il parte ! Ça le faisait revenir aussi sec, désarmé. Soirées et vacances entre mecs, retours avinés au milieu de la nuit… il me demandait ma bénédiction et je la donnais toujours, paisiblement. Il avait son espace, j’avais le mien. Et je savourais cet équilibre, quand ses potes se plaignaient d’être fliqués par leurs compagnes. Après quelques années trépidantes à l’étranger, nous sommes rentrés à Caen comme on revient à la maison. Près de nos familles, pour y fonder la nôtre. J’ai renoué avec les décors de mon adolescence. Le lycée, le gymnase, les zones industrielles. Et je suis tombée sur Axel. Pas qu’une fois, d’ailleurs. À la boulangerie, où, arrivée dans la queue après lui, j’ai tourné les talons sans qu’il me voie. Au supermarché, où alors que nous nous étions retrouvés nez à nez devant les produits laitiers, j’ai décampé en pilotage automatique, sans répondre à ma fille qui me demandait : « C’est qui ? »               

En refusant le face-à-face, je remets cette histoire à sa place. Elle m’a beaucoup appris, montré où étaient mes limites, mes zones d’ombre et mon intérêt. Elle m’a permis de m’affirmer, de donner de l’oxygène à Camille et de cimenter notre couple. Mais je ne suis pas reconnaissante à Axel pour ça. Je ne le dois qu’à moi-même. À lui, je ne dois rien. Pas même le plaisir d’une conversation avec moi.

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