Santé

C’est mon histoire : « La mort de mon père m’a libérée »

IL VENAIT D’AVOIR 70 ANS

Ma mère me l’a annoncé par téléphone. « Tu es assise ? », m’a-t-elle demandé. J’ai répondu « oui », alors que j’étais debout dans la file d’attente d’un restaurant. Il était midi, j’étais sortie déjeuner avec des collègues. « Papa a fait une rupture d’anévrisme ce matin, il est mort. » J’ai tout de suite senti mes jambes se dérober. Je me souviens avoir hurlé « Mais non ! » avant de m’écrouler. Je suis revenue à moi, en me disant que ma mère ne me connaissait pas si mal finalement. Je n’ai pas voulu m’asseoir pour autant. Je l’ai rappelée. Deux heures plus tard, j’étais dans le train pour Bordeaux encore sous le choc. Je suis arrivée dans cette grande maison où la tragédie régnait. Ma mère était prostrée dans la cuisine avec mes deux frères, la mine grave. Mes oncles allaient arriver. Je devais m’installer dans mon ancienne chambre transformée en salle télé, le lieu préféré de mon père. Son plaid était encore déplié sur le fauteuil. Il y avait ses lunettes sur la table basse et son journal qu’il avait dû lire quelques heures plus tôt.

Dans la pièce, une atmosphère d’autorité régnait toujours, celle que mon père imposait et qui m’impressionnait tant. J’étais dévastée et, en même temps, il y avait quelque chose en moi d’apaisé que je n’aurais su expliquer et qui me mettait mal à l’aise. Je voulais rester tout entière à ma tristesse. Il venait d’avoir 70 ans. Je regrettais de ne pas lui avoir dit au revoir. Mais dans le fond ce qui me tracassait surtout c’était de ne pas lui avoir dit grand-chose dans la vie en général. Il ne savait rien de moi ou si peu. Mais encore aurait-il fallu qu’il écoute ! Mon père n’écoutait que lui. Et personne n’osait le contredire. Ni ses associés dans son étude notariale, ni ses amis et encore moins sa famille. Il faisait partie de ces hommes que l’on craint. Charismatique, il assénait ses directives de sa voix grave de fumeur et tout le monde lui obéissait. En patriarche tout-puissant, il faisait la pluie et le beau temps.

SÉVÈRE, IL VOULAIT « NOUS ARMER POUR LA VIE »

Aîné d’une fratrie de quatre garçons, il avait grandi dans une famille de la haute bourgeoisie protestante, pétrie de codes stricts sans une once de tendresse. Ses années d’études, il les avait passées dans des pensionnats austères à prendre des coups de règle sur les doigts. Et il appliquait à la lettre cette éducation rigoriste avec nous. Il devait pourtant nous aimer, j’en suis sûre. À coups de reproches, de pression et de petites humiliations. Lui, ce qu’il voulait c’était « nous armer pour la vie », comme il disait. Il a surtout fini par nous éloigner les uns des autres. Je ne parlais plus à mon grand frère qui était son double, en chauve. Il avait d’ailleurs repris sagement l’étude de papa. Et avec mon petit frère, « le favori », les échanges n’étaient pas simples. Il y avait beaucoup de jalousie entre nous. Lui avait monté une succursale de l’étude à l’autre bout de la France. Moi, je n’avais jamais été pressentie pour travailler avec mon père.

Moi, j’étais une fille et sans doute avait-il une vision trop archaïque du rôle de la femme pour en faire une héritière. Il n’y avait qu’à voir ma mère, inféodée à lui. Elle ne travaillait pas, s’occupait de nous et de ses moindres désirs. Elle nous chérissait, mais jamais elle ne nous défendait. Son mari passait avant tout. Face à lui, elle était craintive et dans la séduction permanente. Depuis toute petite, moi aussi, je voulais plaire à ce père que j’admirais tant. Mais je n’étais pas à la hauteur de ses espérances. À l’école, j’étais bonne élève, lui visait l’excellence. Alors, je redoublais d’efforts mais ce n’était jamais suffisant. Je pratiquais la danse moderne jazz ? Il fallait faire du classique. De la guitare ? « Ce sera du piano ! » Même à 10 ans, aucun de mes amis n’avait de grâce à ses yeux. Mon père était d’une exigence monstre. Mais c’était, soi-disant, pour mon bien. Gamine, j’étais un peu enrobée et très garçon manqué. Je n’y voyais pas d’inconvénients jusqu’à ce qu’il me le fasse remarquer. Il jugeait mes tenues trop serrées, trop voyantes, masculines… J’ai alors commencé à me comparer aux autres. Pour mon père, l’apparence était importante. Non, je n’étais pas la délicate petite poupée blonde. J’étais plutôt ronde, ébouriffée à la Mafalda, moi. Parfois ma mère me suggérait : « Tu ferais mieux de ne pas goûter.»

On aurait dit qu’il m’avait coupé les ailes et que je les sentais pousser enfin

Là encore c’était pour mon bien. J’ai grandi avec ce regard-là posé sur moi et ce père qui prenait tant de place. J’essayais d’être celle qu’il voulait que je sois. Je faisais des maths et de la bio alors que je rêvais d’étudier l’histoire de l’art. Je me maquillais, et portais même des talons pour paraître plus svelte et féminine. Mais ça ne fonctionnait pas. Je n’étais ni moi ni cette chimère. J’ai commencé à grossir. À devenir moyenne en classe. Forcément le profil « grosse et médiocre » n’a pas plu à papa. À 20 ans, je ne supportais pas mon reflet dans la glace. Ce que j’y voyais était moche, gros, gras, nul. Une image qui m’a collé à la peau dans ma vie d’adulte. Je pensais ne pas être digne d’être aimée. Je collectionnais les histoires amoureuses foireuses. Et il n’y avait pas un homme assez bien pour mon père. Niveau boulot aussi, je me cherchais. La biologie n’avait pas voulu de moi. Après un échec cuisant dans un labo, j’avais tenté l’enseignement avant de trouver un job à Paris dans une petite agence de com. Ça n’avait rien à voir mais j’étais heureuse d’avoir trouvé ma « place » quelque part. Après treize ans dans cette boîte, mon père me demandait encore : « Quand vas-tu trouver un vrai métier ? »

JE N’OSAIS PAS L’AFFRONTER

Ses récriminations permanentes m’étouffaient. Mais, docile, j’allais quand même régulièrement les voir, lui et ma mère. Un séjour à nerfs tendus qui ne dépassait pas les 72 heures sans pétage de plomb. Une explosion la plupart du temps intérieure car je n’osais pas l’affronter. J’avais presque aussi peur de lui que d’une réaction trop fulminante de ma part. Et si c’était pour l’entendre appeler mes frères ensuite en leur disant : « Voilà que votre sœur est devenue hystérique », je préférais me taire. Lors de son enterrement, je me suis présentée sans maquillage ni talons mais avec mon jean, des baskets et mes cheveux en pagaille. Tel que j’aimais être. Peut-être me voyait-il enfin vraiment de là-haut ? Après les obsèques, ma mère m’a glissé un sévère : « Ton père aurait préféré que tu t’habilles un peu mieux. » « Il n’est plus là », lui ai-je répondu sur le même ton. J’ai alors senti un immense poids cesser d’oppresser ma poitrine. Je respirais mieux. Je suis rentrée chez moi, à Paris, avec cette impression de soulagement dont je ne savais pas trop quoi faire. Plus les jours ont passé, plus j’ai découvert la légèreté. Je réalisais que la rigueur despotique de mon père avait dévoré mon existence. On aurait dit qu’il m’avait coupé les ailes et que je les sentais pousser enfin. Je me suis mise à fondre. Presque dix kilos en quatre mois ! Comme si je m’étais cachée derrière ce gras. J’ai redécouvert ma mère, elle aussi déchargée de la pression de son mari. Elle était complètement perdue. Il était tout pour elle. Il lui fallait du temps pour se dégager de son emprise. Moi, au contraire, je me sentais forte. Je n’avais plus besoin de plaire à quiconque, excepté à moi-même. J’étais libérée du regard destructif de mon père. Je pouvais enfin commencer à vivre… et m’inscrire à des cours de guitare. À 40 ans, il était vraiment temps.

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