Santé

C’est mon histoire : « Perdre l’odorat a réveillé mon envie de vivre »

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L’anosmie, mal nécessaire                 

À la seconde où je l’ai vue, je me suis pris un mur. La mer ne sentait pas la mer. La mer ne sentait rien. Et mes larmes ont coulé instantanément, sur ce port méditerranéen. Une odeur de plus à rayer de la liste. Une émotion de moins dans ma vie. Avec la glycine du jardin de ma mère, les croissants chauds, le lilas, l’herbe coupée, la pluie en été. « Vous risquez de perdre l’odorat », avait prévenu le neurochirurgien deux mois plus tôt, avant de me retirer une tumeur bénigne au cerveau. Il avait lâché l’info comme on vous alerte des risques standards avant une anesthésie. Pas inquiet, pas plus que ça. J’ai su seulement après coup, en montrant mes radios à un ORL, que, dans mon cas, l’« anosmie » était quasiment inéluctable. Une perte totale et définitive de l’odorat vu l’emplacement de cette tumeur, de la taille d’une balle de golf, qui avait englouti les filets olfactifs. Est-ce que ça aurait changé quelque chose de le savoir ? Est-ce qu’on peut se préparer à un truc pareil ?              

Avant l’intervention, j’avais laissé d’autres angoisses occuper le terrain. La peur qu’on me rase les cheveux, de ressembler à la fiancée de Frankenstein avec mes agrafes. La peur de savoir qui j’étais, sans cette compagne dans mon crâne, manifestement présente depuis plusieurs années. La peur d’avouer tout haut que j’avais peur, à force d’entendre les autres décréter que c’était plutôt une bonne nouvelle, cette tumeur, puisqu’elle n’était pas cancéreuse, « juste un mauvais moment à passer ». Je redoutais de me laisser ouvrir comme une boîte de conserve, de devenir une poupée de chiffon, couturée de partout.              

Au tout début, mes cicatrices avaient été une conquête. Comme beaucoup de femmes, j’avais longtemps eu le sentiment que mon corps ne m’appartenait pas, ma place dans l’espace public non plus. Qu’il fallait me les réapproprier. Réduction mammaire à 27 ans, tatouages à 30… Ces marques « choisies » sur ma peau m’ont permis d’apparaître et d’affirmer ma force, après des agressions d’une triste banalité. C’est ensuite que les ennuis de santé ont commencé. Hernie discale, ulcère, calculs dans la vésicule biliaire… pendant dix ans, je suis devenue cette copine pénible qui a tout le temps mal au dos ou au ventre. Cette fille n’arrivant même pas à se traîner au bord de la piscine en vacances. Cette fille qu’on regarde de travers si elle demande les places réservées dans le métro. Cette fille qui s’assoit par terre dans les magasins, les rues, les gares, parce qu’elle ne peut pas faire un pas de plus. Cette fille qui serre les dents pour ne pas décevoir son entourage une fois de trop.

Le diagnostic tombe, irréversible                                                             

En parallèle, ma vie professionnelle a été chamboulée bien sûr. Expatriée à Londres où j’étais chargée de mission en politiques publiques, j’ai dû rentrer en France pour me soigner, m’entourer. Posant d’abord mes valises chez ma grand-mère adorée. Elle perdait doucement la tête, et moi, l’ancienne élève des Beaux-Arts qui n’avait jamais cessé de peindre et d’exposer, j’étais aussi à la croisée des chemins. Prête à vivre de mon art, à essayer en tout cas. Jusqu’à ce que je rencontre Nicolas.                

Pour construire quelque chose avec lui, il me faut être autonome financièrement. Alors je deviens assistante juridique. Surqualifiée avec mon master de droit, j’ai le même diplôme que ceux pour qui je fais des photocopies. Et mes absences pour raisons médicales, d’abord accueillies avec empathie, finissent par susciter de petites remarques passives-agressives. Mais je m’accroche. Malgré ces migraines qui me terrassent maintenant un jour sur deux, cette IRM que ma généraliste me prescrit. Avant de laisser traîner l’ordonnance, je pense « ça ne sert à rien, j’ai pas une tumeur au cerveau ! ». Ce mot ne sera ensuite jamais prononcé. On me parle de « masse », puis de « méningiome ». Et de m’ouvrir le crâne. Quand je retourne travailler laborieusement dans l’attente de l’opération, l’échange d’amabilités avec ma hiérarchie ne tarde pas. « On ne peut pas compter sur vous. Vous n’êtes pas là, et quand vous êtes là, vous êtes ailleurs. »               

Le jour J, dans la salle de réveil, je suis décalquée par la lourdeur de la procédure. La souffrance a disparu mais mon odorat aussi. Je bredouille un vague « ah bon ? » quand le chirurgien m’assène que c’est définitif. La violence sourde de cette annonce mettra quelques jours à me percuter, alors que je me repasse le film de ces dernières années. Je n’ai jamais eu une mémoire olfactive très développée. Je me souviens de cet ex alternant six ou sept parfums, que je n’ai jamais su différencier. Ma grand-mère, fidèle à Jardins de Bagatelle de Guerlain, était l’une des rares dont je reconnaissais le sillage. Croiser ce parfum sur une passante, c’était la garantie de penser à elle, systématiquement. Cette madeleine-là est définitivement perdue, comme toutes les autres. Comme la peau de mon homme. Comme le goût aussi, car, sans nez, plus rien n’a la même saveur. Le thé devient de l’eau chaude, le chocolat n’est plus qu’un morceau de sucre, les mandarines, de l’amertume.

Ce manque a décuplé mes forces                                                    

Une des premières choses que les gens me disent c’est : « Ah si je devais perdre un sens, ce serait celui-là ! » Moi, je n’ai pas eu le choix. Malgré l’immensité de ce deuil, on en sourit parfois, comme quand Nico me lance, par réflexe : « Tu trouves pas que ça sent le cramé ? » Et que je lui réponds : « Non, je ne trouve pas, mais j’ai effectivement fait cramer la quiche. » L’anosmie ne peut pas rester ce truc énorme qui prend tant de place. Mais c’est un fait : entre mes émotions, mes souvenirs et le monde, il y a désormais une vitre, un fil coupé. Et, au bout de quelques semaines, il m’a semblé insurmontable de retourner au travail comme si de rien n’était, en bon petit soldat. Près de 80 % des anosmiques font une dépression. Personne n’avait jugé bon, à l’hôpital, de me prévenir.              

En demandant ma rupture conventionnelle, j’ai repensé à toutes les opérations que j’ai subies, chaque fois pour m’enlever quelque chose. Aux mille symboles que l’on pourrait s’amuser à y trouver. La poitrine, la colonne vertébrale, le ventre, le cerveau, le nez… Un psy se régalerait. Mais les gens provoquent-ils systématiquement leur propre malheur ? J’ai plutôt envie de déconstruire ce récit de la victime. De me dire que je n’ai pas eu de chance et que, pourtant, toutes ces années, j’ai continué de construire ma vie, de prendre des décisions avec une détermination exponentielle. Déménager à plusieurs reprises, me marier et maintenant quitter ce job où je n’étais pas à ma place, revendiquer enfin mon statut d’artiste, après avoir passé vingt ans dans un bureau, en me contentant de peindre soirs et week-ends.            

En sortant pour la dernière fois du cabinet d’avocats, je me suis sentie libérée. Rien ne s’annonce simple financièrement quand on reprend les pinceaux à plein temps. Mais j’ai pris la plume aussi. Couchant sur papier, un chapitre à la fois, cette longue errance, ce sentiment d’avoir été façonnée par des tempêtes successives. Cette nouvelle donne, je veux l’apprivoiser par la création. C’est davantage qu’une thérapie, c’est mon langage, mon identité. On dit souvent qu’en perdant un sens les autres vont compenser. Ce n’est pas vrai à mon avis. Ce qui compense, c’est le cœur. La volonté de vivre. J’ai 39 ans et vais peut-être en passer encore cinquante sans odorat. Si la réalité est compliquée, si certains de ses pans m’échappent aujourd’hui, alors il est d’autant plus urgent d’en profiter, de me connecter au vivant, par tous les moyens, en publiant mon livre, en peignant les parfums du monde, l’odeur des fleurs. Les yeux grands ouverts.

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