Santé

Confier ses blessures, ses failles, ses traumatismes : à l’ère de l’honnêteté radicale

Le prince Harry et ses engelures au pénis, Britney Spears et son avortement, Jada Pinkett Smith et ses parents toxicos, Panayotis Pascot et sa dépression… les people ont l’humeur à la confidence en ce moment, et on ne compte plus les auto-biographies vérité sur le mode « balance tes traumas ». Une façon de rappeler qu’ils sont des êtres de souffrance comme les autres ? Tous évoquent un même désir d’honnêteté, au nom de la « guérison ». Injecter plus de franchise dans la conversation semble être une aspiration partagée : ainsi, selon un sondage de l’appli de rencontre Badoo réalisé après le déconfinement, 72 % des célibataires ambitionneraient de parler failles, famille et politique dès le premier rencard. La vie serait-elle devenue trop courte pour s’adonner au small talk, cet art de l’échange badin ? « Nous sommes entrés dans l’ère de “l’intimocratie”, l’attrait pour les petits récits de vie, le tout couplé à une nouvelle exigence d’authenticité », confirme l’essayiste Vincent Cocquebert, qui vient de publier « Uniques au monde » (éd. Arkhê), ouvrage consacré à l’inflation narcissique contemporaine. « À la fin des années 1980, quand sont apparues les émissions de témoignages à la télé où chacun ouvrait la porte de sa vie privée, on regardait cela avec une distance gênée, mais, aujourd’hui, ce genre de confession est présenté comme un acte de courage, censé révéler une sorte de vérité universelle », affirme-t-il.

Besoin d’apaisement 

Le concept d’« honnêteté radicale » que prônent désormais les stars américaines puise ses racines dans une théorie des années 1990, impulsée par le psychothérapeute Brad Blanton. Selon lui, être capable d’identifier ses ressentis et de les exprimer cash, même quand ça pique, préserverait de toutes sortes de maux et permettrait même d’accéder « au pardon ». La méthode trouve vite pléthore d’adeptes, usés par la com- pétition sociale et les disputes de couple : ses ateliers à 2 800 dollars la semaine se remplissent. D’autant que la faconde du thérapeute détonne. À une journaliste du « New York Post » lui demandant que répondre à ceux qui commentent sans cesse son 1,84 mètre, il rétorque : « Vous éprouvez du ressentiment envers les gens qui vous jugent grande, et probablement à l’égard du fait d’être grande. Alors répondez simplement : “Va te faire foutre et meurs, je t’en veux d’avoir dit que j’étais si grande.” Pendant un temps, vous aurez un peu l’air d’une lépreuse, mais, progressivement, vous apparaîtrez comme quelqu’un de courageux, disposé à parler honnêtement des choses. »

Trente ans plus tard, Brad Blanton a pris sa retraite, mais son livre est toujours commercialisé. Y compris dans sa version francophone, « Honnêteté radicale », au catalogue d’un éditeur québécois ostensiblement adepte d’ouvrages conspirationnistes. Honnêtement perturbant… Au téléphone, Michael Alan Kolb, l’un des successeurs de Blanton, précise développer des ateliers en Europe, où l’honnêteté radicale séduit plus que jamais, et soutient qu’« il s’agit d’un outil pour mieux remarquer ce qui se passe en nous, et l’exprimer afin d’éviter stress et ruminations ». Au programme : des exercices sur les faux-semblants, la colère, et même une journée nus – « pour travailler sur la honte de son propre corps », précise-t-il. L’honnêteté ne pourrait-elle être envisagée que sous forme d’exhibition ? « Le premier but de la conversation n’est pas forcément l’honnêteté, oppose Vincent Cocquebert. C’est d’abord l’échange, la compréhension de l’univers mental de l’autre, de sa sensibilité et de ses représentations. On peut être dans une affirmation radicale, mais cela ne restera qu’une vérité “personnelle”. On l’expose souvent sans tenir compte de la vérité de l’autre, parce qu’on cherche juste des likes. »

Honnêteté oui, mais pas n’importe quand

Pourtant, même les scénaristes rêvent d’un monde où tout dire guérirait : en témoigne la récente série « Shrinking »,sur AppleTV+, dans laquelle Jason Segel incarne un psy qui piétine sa neutralité thérapeutique en racontant ce qu’il pense. À l’écran, son franc-parler opère telle une catharsis… Et dans la vraie vie ? « À aucun moment un thérapeute ne doit dire ce qu’il pense, c’est une position morale, car le but de ce travail est d’amener le patient à un jaillissement vers lui-même, pour qu’il aille à la rencontre de son propre désir », rétorque la philosophe et psychanalyste Elsa Godart, qui ne croit pas, elle non plus, aux vertus du parler « vrai » : « Penser que l’on peut tout dire est une illusion car nous restons des êtres inachevés jusqu’à notre mort. Et puis, dans un instant de réciprocité véritable, il n’y a pas besoin de beaucoup de mots. Les choses sont fluides : un regard, une main tendue suffisent, au-delà de tout langage, souvent porteur de quiproquos. »

Il appartient à chacun de choisir son discours, selon ce qu’il peut assumer

En 2020, elle publiait néanmoins « Éthique de la sincérité. Survivre à l’ère du mensonge » (éd. Armand Colin), pour défendre une certaine forme d’authenticité. « Cela n’a rien à voir avec l’honnêteté, qui reste d’ordre moral. Être sincère, c’est se connaître et rester en adéquation avec soi-même, ce qui autorise même à mentir : pour ne pas blesser quelqu’un qu’on aime, ou au contraire parce qu’on assume sa nature de salaud. Il appartient à chacun de choisir son discours, selon ce qu’il peut assumer. »

Si l’honnêteté radicale existe, c’est donc uniquement envers soi-même. Marco l’a compris en rejoignant les Alcooliques anonymes, pour se sauver de l’autodestruction. « Leur programme en douze étapes prône l’honnêteté rigoureuse, détaille-t-il. Au début, je trouvais l’idée un peu terrifiante. Aujourd’hui, cette honnêteté me sert de chemin de vie. Elle consiste à réfléchir aux personnes qu’on a lésées, pour faire amende honorable – un moment difficile, qui aide à ne plus reproduire les mêmes conneries –, mais, de façon plus vaste, ce principe encourage à dégonfler l’ego et à se soigner en écoutant. Car l’honnêteté n’empêche pas la diplomatie. »

En 2020, Drew Barrymore lançait une émission d’entretiens avec des stars (« The Drew Barrymore Show »), démontrant une capacité inédite à les « accoucher ». Son secret ? S’inspirer de l’écoute bienveillante acquise dans les groupes de parole fréquentés lorsqu’elle se sevrait de ses addictions. Le public – 1,2 million de téléspectateurs – adore. Parce que, quand même, la sincérité fait du bien. « Dans un monde où l’I.A. ne permet plus de distinguer le vrai du faux, elle représente un contre-pouvoir, et même une exigence afin de se relier aux autres et de prendre conscience d’une fragilité intrinsèque à la nature humaine, confirme Elsa Godart. Et, oui, il faut faire le pari d’être vrai. » À ne pas confondre avec le « trauma dumping », ce nouveau syndrome consistant à envisager l’autre comme un Kleenex uniquement là pour éponger nos bobos. Finalement, les mall talk n’était-il pas plus simple ?

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