Santé

Ludivine, vingt ans de combat contre l’anorexie-boulimie: « Tout était bon pour manger le moins possible »

« Vers 9 ou 10 ans, j’ai eu conscience de mon corps. Je commençais déjà à me juger, à me trouver un peu trop grosse alors que je n’étais même pas formée. Vers le début de l’adolescence, je n’aimais pas l’image que je voyais dans le miroir. Au collège, je nouais toujours un pull autour de ma taille pour éviter les réflexions sur ces formes qui apparaissaient au niveau de ma poitrine et de mes fesses. Le regard des hommes adultes sur moi changeait et ne me plaisait absolument pas. Ce n’était plus un regard d’adulte à enfant, mais d’adulte à objet.  

C’était la fin des années 90, l’époque des super modèles. Kate Moss, la brindille, était un modèle pour moi. Et les magazines me donnaient toutes les clés pour lui ressembler. Au début, j’ai commencé un « petit » régime avant l’été. Ma mère m’encourageait, ce n’était rien que deux ou trois kilos. Mais l’engrenage avait commencé.  

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« Ça a commencé par 3 kilos, puis 5, 10, 15 » 

J’ai commencé par arrêter le gras, les lipides, les féculents, comme le conseillent certains régimes bien connus. Au bout de quelques semaines, je ne me nourrissais plus que de pommes et de fruits. Ça a commencé par 3 kilos, puis 5, 10, 15 … Reprendre un régime normal ne serait-ce qu’un jour m’était impossible. J’avais envie de pleurer devant mon assiette. Et même si la faim m’obsédait, cette voix dans ma tête me disait de ne pas manger. Tous les matins, je me pesais et à chaque repas, je calculais la moindre calorie, même un demi-verre de lait. Je m’autorisais 1200 calories par jour, en essayant parfois de ne pas dépasser 800 calories. J’avais perdu beaucoup de muscles et je sentais mes os en m’asseyant. Pour cacher ma maigreur, j’enfilais un collant en laine sous mon jean. Très sportive au lycée, j’ai dû arrêter toutes mes activités, car dès réveil, je me sentais fatiguée. J’ai continué la course. Cette maladie isole et lorsque l’on marche ou que l’on court, on est seule avec ses objectifs. On sait que si on court trente minutes, on perdra tant de calories.  

On ressent une certaine euphorie à pouvoir se contrôler. J’avais l’impression de contrôler mes relations, mon apparence. J’allais pouvoir porter tout ce que je voulais, j’allais devenir parfaite. Je devenais superpuissante, alors que c’était tout le contraire qui se passait. C’est là qu’intervient la dysmorphophobie : même si je fondais à vue d’œil, je ne m’en rendais pas compte. J’appréciais davantage mon corps mais ce n’était toujours pas assez. L’estime que j’avais de moi-même, je la cherchais dans le regard des autres.  

« Tout était bon pour tricher, mentir et avaler le moins d’aliments possibles »  

Toute la perversion de cette maladie, c’est que l’on développe beaucoup de stratagèmes et de mensonges pour arriver à nos fins. Si mes parents me demandaient si j’avais bien mangé le midi à la cantine, j’acquiesçais, alors que je n’y allais même pas. A la maison, je m’arrangeais pour manger avant eux, dînais trois pommes et jetais le repas qu’ils m’avaient préparé à la poubelle, en prenant soin de le cacher sous les autres détritus. Ou bien je les cachais la nourriture dans mes poches. Tout était bon pour tricher, mentir et avaler le moins d’aliments possibles. Mes parents ont fait de l’opposition. Aujourd’hui, je pense qu’ils ont fait de leur mieux, puisque l’on ne parlait pas beaucoup de TCA à l’époque. Ils me forçaient à manger, ce qui déclenchait des disputes sans arrêt. Et même si ma mère essayait de me faire des salades sans sauce, une cuillère à café d’huile était inmanageable.  

Moins je mangeais, plus j’étais obsédée par la bouffe. Je ne pensais qu’à ça. Je passais devant une boulangerie et m’arrêtais de longues minutes, hypnotisée par un gâteau dans la vitrine. Je ne pouvais que craquer. Alors, j’ai commencé à me lever la nuit pour manger. Dépassée par la culpabilité, je me faisais vomir. Au départ, c’était une fois, la nuit. Puis j’ai commencé à me faire vomir le jour. Deux fois, puis trois, puis cinq fois par jour.   

« Pour mieux vomir, je buvais du liquide vaisselle » 

Pendant les études supérieures, la situation s’est dégradée. Je n’allais pas en classe et récupérais les cours comme je pouvais. L’état de mon appartement était à l’image de ce que je ressentais à l’intérieur. On aurait dit celui d’un toxicomane, dégueulasse et mal rangé. J’étais tellement coupée de mes émotions que le fait d’avoir mal physiquement me faisait me sentir en vie. Je me cognais la tête contre les murs pour me sentir vivante. J’avais aussi des comportements à risque : sorties, alcool à outrance… Un appel à l’aide, en sachant que personne ne pouvait m’aider. Sexuellement, alors que j’étais jeune et en confiance avec mon petit-ami, je n’avais aucune sensation avec mon corps et je me forçais presque à avoir des rapports. A cela s’ajoutait une dépression et des pensées suicidaires. J’ai eu l’idée de me jeter par la fenêtre deux ou trois fois, dans des moments de crise intense. En même temps, je craignais de mourir. On m’avait avertie : avec un taux de potassium si bas, je pouvais faire un arrêt cardiaque. Malgré l’électrochoc, je n’arrivais pas à m’arrêter.  

Les gens autour de moi ne s’en apercevaient pas. On peut être une personne très différente avec les autres. Pourtant, j’annulais souvent des dîners au dernier moment, je ne déjeunais jamais avec mes amis… Mon copain, avec qui je vivais, était impuissant. Je calculais ses horaires de cours et l’encourageais à sortir le soir pour me faire vomir en son absence. Pendant les crises de boulimie, on se trouve dans un état second, on est prête à tout pour se purger. Avec le temps, j’ai développé des stratégies pour mieux vomir. Boire du liquide vaisselle, par exemple.  

« Ce degré zéro de l’estime de soi a duré pendant vingt ans »  

A 22 ans, incapable de me lever le matin ni de suivre l’école, j’ai arrêté mes études. Je n’avais plus envie de vivre, mais je ne pouvais me résoudre à prononcer les mots « je suis malade ». Mon petit ami de l’époque a contacté mes parents. Je n’ai pas été hospitalisée mais suivie, sous antidépresseurs. Quand ils venaient, je m’arrangeais pour tout ranger, nettoyer. Je suis rentrée un peu chez eux puis je suis repartie vivre avec mon petit-ami. Quand il allait en cours, j’allais voir le psy. J’ai aussi pris des cours de théâtre qui m’ont énormément aidée. Malgré tout et au bout d’un an, j’ai rechuté. Ce non-respect de moi-même, ce degré zéro de l’estime de soi a duré pendant vingt ans et j’en avais honte.  

Après notre séparation, j’ai réussi tant bien que mal à construire une vie, à travailler, sans en parler à mes proches. Pendant vingt ans, j’arrivais à mieux gérer la maladie. Je ne me faisais vomir qu’une fois par jour. Mais j’avais des gros problèmes, mon émail ayant fondu, des problèmes œsophagiens, des spasmes qui m’empêchaient de dormir, de la tachycardie. J’étais parfaitement consciente que je risquais la mort si je continuais sur cette lancée. La thérapie ne marchait pas, alors après tant d’années sans échappatoire, la solution était peut-être le suicide. J’ai eu la lucidité d’avoir un déclic. Comme j’avais des économies, je suis partie aux Etats-Unis pendant un an. J’ai continué à avoir des crises tous les soirs mais l’obsession disparaissait dans la journée. Je devais penser à me loger, à travailler pour gagner de l’argent. En fait, j’étais capable de vivre seule, loin de chez moi, de rencontrer des gens. Je me suis découvert des ressources dont je ne soupçonnais pas l’existence. J’ai réalisé à quel point je m’étais sous-estimée.   

« J’ai appris à être moi-même »  

En rentrant à Paris, la confiance s’est installée en moi et ma voix destructrice a disparu. Six mois plus tard, du jour au lendemain, j’ai tout arrêté. Le déclic a eu lieu pendant une sortie au supermarché, ordinairement un moment très angoissant pour les boulimiques. J’étais sereine. Je n’avais plus envie de tout acheter pour tout vomir. Alors, je me suis retrouvée face à moi-même, au vide. « Qu’est-ce que t’as fait pendant vingt ans ? Tu es inutile ! » Cette destruction m’a donné en expérience. Aujourd’hui, j’accepte que je suis vulnérable, mais que je sais affronter les obstacles comme personne. 

Je ne peux pas affirmer à 100% que je ne reviendrai pas anorexique. Quand je suis contrariée, mon appétit se coupe. Une amie me dit souvent : attention, n’oublie pas de manger. Ce qui a changé, c’est l’écoute de mon corps. Quand je fais plus de sport, je mange plus. Si je ne fais pas de sport pendant un mois, ce n’est pas grave. Je me suis connectée à la notion de plaisir. Je peux profiter d’un dîner entre amis sans aller vomir avant l’addition. Ce plaisir m’était inaccessible. Aujourd’hui j’ai appris à être moi-même. 

« Imparfaite », Ludivine Grétéré, éd.Fayard, 20 euros.

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