Santé

C’est mon histoire : « Mes vacances imprévues avec mon boss »

PLUS SINISTRE QUE LUI, TU MEURS !

« Qu’est-ce que t’as ? T’es restée en mode avion ? » s’amusent mes amies Maud et Soumya, en s’extirpant de la banquette arrière du car qui nous a convoyées de l’aéroport au resort situé sur le littoral des Caraïbes. Je me suis levée trois secondes plus tôt avant de me figer net. Devant moi, mon pire cauchemar : une vue plongeante sur mon N + 1, alias le croque-mort, déjà dehors, à côté du car. Plus sinistre que lui, il n’y a pas ! On a le sentiment d’être en faute quand on le croise au bureau sans avoir eu le temps de réprimer un sourire. Quand je lui présente une analyse économique, fruit d’un travail conséquent, il reste d’une impassibilité à toute épreuve. Impossible de deviner ce qu’il en pense. Après sept ans d’études, c’est mon premier poste et je suis avide d’encouragements. Alors autant dire que je préférerais me priver de vacances que de l’apercevoir sur le paddle d’à côté ! Sauf qu’il est bel et bien là, coiffé d’une casquette siglée Harvard et flanqué d’un bermuda explorateur à poches extralarges, toutes visiblement bien garnies. Il est ridicule, on dirait un gros sac sur pieds. Cela dit, ses costumes ne lui vont pas mieux, il est tellement raide qu’il donne l’impression d’avoir enfilé un déguisement. « “Ton” croque-mort ?, pouffe Soumya, en jetant un œil à l’extérieur. Naan, t’es sûre ? Tu nous as parlé d’un arrogant, austère, et tu nous montres un beauf. » « Je sais, il est vraiment trop chelou, ai-je soupiré, en ajustant mes solaires. Passe-moi ta capeline, pas question qu’il me reconnaisse ! »

Je me lance ainsi dans une partie de cache-cache, le smartphone vissé à l’oreille dès que je quitte la chambre. J’éclate de rire avec mes interlocuteurs fictifs, pour justifier de ne pas le voir, si d’aventure je le croisais. Pour les repas, nous débarquons en fin de service. Le croque-mort, lui, fait le siège dès l’ouverture. Au bureau déjà, c’est un vrai coucou suisse. Après deux jours à ce rythme, je suis d’une humeur de pitbull, car je le vois partout. Et pour cause : il participe à toutes les activités. Ce qui ne cadre pas du tout avec son tempérament. Et ne parlons pas de son air ravi ! Certes, je le repère de loin, mais ses traits sont comme défripés, ils n’ont plus rien de grimaçant, au point de me faire douter : « Ils sont deux, ce n’est pas lui, il a un jumeau ! » Mais l’après-midi même, il me fonce dessus à l’embarcadère des Jet-Ski. « Vous avez le permis bateau ? » Le relou ! Nul doute, c’est bien lui ! « Au Mexique, ce n’est pas obligatoire », ai-je éludé, en me montrant occupée comme si j’étais en mission pour une affaire d’État. Contre toute attente, il embraie sur des niaiseries : « C’est beau, ce sable blanc, toutes ces couleurs chamarrées, on n’a pas ça chez nous. » Je n’en reviens pas. Il sait parler d’autre chose que de notes de conjoncture ! Et je ne suis pas au bout de mes surprises. Aux soirées du Club, il danse, certes mal, mais il bouge, contrairement aux dîners corporate, où il reste droit comme un « i » sur sa chaise, donnant l’impression qu’on l’a déposé là, dans l’attente qu’on vienne le rechercher. En plus, il en fait des tonnes pour complimenter Soumya et Maud. Soit c’est définitivement le manque d’habitude de dire une gentillesse et il ne sait pas où placer le curseur, soit, sous ses grands airs, c’est un mec mal dégrossi, Jean-Claude Dusse, le personnage de Michel Blanc dans « Les Bronzés » !

ET S’IL SOUFFRAIT D’UN SYNDROME DE L’IMPOSTEUR ?

Puis l’improbable se produit lors d’une excursion dans une cité maya. Est-ce la majesté du lieu qui lui donne l’impulsion de fendre l’armure ? Ce jour-là, il se confie. Comme s’il y avait urgence à rétablir la bonne focale. Il me raconte l’homme qu’il est réellement pour faire la peau à son image. En fait de petite cuillère en argent dans la bouche à la naissance, comme je l’avais imaginé, il a grandi en grande banlieue auprès d’un père mécanicien et d’une mère puéricultrice. Son parcours dans les grandes écoles, il le doit à son prof de maths de troisième, qui l’a guidé « comme son propre fils » et encouragé à ne pas niveler ses ambitions par le bas, quand ses parents le poussaient à préparer un CAP plutôt que le bac. « Ils croyaient en moi, mais ils craignaient que je finisse sans métier, s’il leur arrivait quelque chose. »

Il me fait quoi, là ? Il me prend pour Freud ! « Mes grands-parents ont eu une vie faite de privations, en leur for intérieur mes parents ont hérité de ce bagage, la peur de manquer. S’émanciper pleinement du milieu dans lequel on s’est construit est compliqué », conclut-il. C’est quoi, ce dédoublement de personnalité ? Ils sont combien dans sa tête ? Le mec dévisse dès qu’on le sort de son biotope professionnel et que la pression retombe, c’est ça ? Pour la première fois, néanmoins, l’homme me touche. J’ai presque envie d’apprendre à le connaître. Et de comprendre : comment peut-il être aussi pénible au boulot ? Mais durant les trois derniers jours, il se fait invisible. « Il doit regretter de s’être livré », me dis-je. Dans l’avion du retour, je dessine une hypothèse : et s’il s’était forgé un avatar de supérieur hiérarchique arrogant, plus royaliste que le roi, pour se légitimer autant à ses propres yeux qu’à ceux de ses pairs ? Et s’il souffrait d’un syndrome de l’imposteur abreuvé d’un complexe d’infériorité de classe ? Quand il nous prend de haut, c’est peut-être une posture défensive, une carapace pour masquer ce qu’il juge être des failles. Et s’il avait perdu toute spontanéité à trop vouloir épouser les codes d’un milieu qui n’est pas le sien ? Dans la sphère privée, il lâche du lest et il s’adapte à qui lui fait face. Si un associé de la boîte s’était trouvé au Club, il serait resté aussi crispé qu’au bureau, j’en suis convaincue. Il est dans un jeu de rôle permanent, en fait.

IL N’ESSAIE PAS DE PLAIRE À TOUT LE MONDE

La reprise au travail est décevante. Le croque-mort est rentré dans sa coquille, égal à lui-même, verrouillé comme une porte de prison avec moi comme avec mes collègues. Je l’ai pourtant vu en claquettes ! Ça humaniserait n’importe qui. Mais pas lui. Le train-train reprend donc, sans allusion à nos vacances communes. Jusqu’à ce que, trois semaines plus tard, il me convoque. « Asseyez-vous », propose-t-il. C’est louche, d’habitude on reste debout. « Est-ce que vous vous sentez prête à conduire une étude qualitative ? » C’est le branle-bas de combat dans ma tête. D’ordinaire, ce sont des collègues plus capés qui les mènent. Je comprends qu’il me donne ma chance. Sans un sourire. Sans l’ébauche d’une connivence. Du factuel strict, mais il me donne ma chance quand même. J’acquiesce en le remerciant. « Bien, si vous avez des questions, ma secrétaire vous dira quand passer. » On est loin de « Ma porte est toujours ouverte… », mais venant de lui, c’est un pas énorme. À trois reprises, j’ai sollicité son expertise. À trois reprises, il a orienté mon travail comme personne ne l’avait fait auparavant. La mécanique de son cerveau est bluffante. Je pourrais dire que j’admire l’économiste, même si l’humain me laisse perplexe. En même temps, il n’essaie pas de plaire à tout le monde, et c’est aussi une force. Certains jours, je me demande même s’il n’est pas supérieurement intelligent, du genre HPI ou Asperger, et s’il ne s’est pas lâché au Mexique parce qu’il savait d’emblée que je ne cafterai rien à mes collègues. Ces vacances m’ont appris à voir au-delà des apparences, surtout les plus rugueuses. Je suis honnête, c’est une chance d’avoir un tel mentor.

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