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Sororité : l’amitié prodigieuse – Elle

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« Liberté, égalité, sororité », il vous en coûtera 39 euros pour arborer le T-shirt brodé de cette devise vendu sur le site meufparis.com. Vous pourrez également lire la revue « Soror », qui compile des portraits de femmes inspirantes, ou écouter dès le 4 juin le nouvel opus du trio de chanteuses Camélia Jordana, Amel Bent et Vitaa baptisé « Sorore ». Sororité, j’écris ton nom plus que jamais. Ce mot, pendant féminin de fraternité, réactivé par la quatrième vague féministe, avait pourtant quasiment disparu de notre vocabulaire depuis plusieurs décennies. « Quand j’ai sorti mon essai en 2019, je voulais le titrer “Sororisation générale”, se souvient Chloé Delaume, auteure de “Mes bien chères sœurs” (éd. Seuil). Mon éditeur a refusé sous prétexte que c’était un néologisme d’Internet que personne ne comprenait. » « Sororité : nom féminin, attitude de solidarité féminine », voilà pour la définition qu’en donne le site du Larousse. Plutôt laconique pour un concept qui, en réalité, embrasse une multitude de significations intimes, un régiment de batailles politiques, et dont la renaissance, aujourd’hui, permet aux femmes de prendre conscience de ce pouvoir qui tient dans la main qu’elles se tendent.                                          

Cette expérience de la sororité existe pourtant en germe, au creux de nos vies, depuis que le mot a été brandi par le MLF dans les années 1970 avant de sombrer dans l’oubli. Depuis, décennie après décennie, les amitiés et la solidarité entre femmes se sont redéployées à travers les fameux « dîners de filles » ou des associations plus formelles comme certains clubs d’entrepreneuses. Ce lien vécu d’abord dans l’intimité est finalement sorti de l’ombre, la pop culture en faisant un phénomène mondial avec le succès de « Sex and the City » en 1998. « Une révélation pour moi, se souvient Juliette, 45 ans. J’avais l’impression qu’on parlait enfin de ce que je vivais au quotidien avec mes amies. Ce sentiment encore flou, et pas très conscient, qu’on pouvait compter sur ces personnes qui n’étaient pas de notre famille, mais qui nous connaissaient et nous comprenaient mieux que n’importe qui. » Vingt-trois ans ont passé depuis le premier épisode, entre-temps il y a eu Lena Dunham et sa troupe de « Girls » ou Céline Sciamma et sa « Bande de filles ».               

Aujourd’hui, les femmes que l’on interroge ont mis des mots sur ce lien puissant. « Avec mes meilleures amies, on s’appelle entre nous “le sang”, nous raconte Aïssa, 32 ans. Quand on est ensemble, c’est un espace où je me sens en sécurité. On se dit tout sans jugement et avec indulgence. Cela me donne beaucoup de force. » Pour Géraldine, 48 ans, son histoire d’amitié est même une alliance réfléchie et assumée : « L’entraide a toujours été au cœur de notre groupe, on s’est rencontrées en classe prépa dans un univers hyper compétitif, on a ensuite commencé nos carrières dans des milieux très masculins, et on a vite compris que seules on était faibles et qu’ensemble on était fortes. On voyait bien comment procédaient les hommes. Instinctivement, on a reproduit ce schéma, mais entre copines qui se conseillent, s’écoutent, s’encouragent. C’est comme un club de soutien informel qu’on a toujours chéri et entretenu car le bénéfice qu’on en tire est énorme ! » Boulot, ruptures amoureuses, maternité, avortement, doutes et joies se partagent dans « un mélange de douceur et de force », constate Nathalie, 41 ans. « Ce qui me lie à mes amies, c’est cette expérience commune d’être des femmes. J’y trouve aussi une forme d’émulation. Les moments d’échange sont fertiles. Chacune garde sa personnalité et peut être totalement elle-même. » Pourtant, ce qui nous semble aujourd’hui une évidence est une victoire. Longtemps, l’amitié féminine a été invisibilisée, voire rendue quasi impossible tant que les femmes étaient cantonnées au foyer et à l’espace domestique. « Ma mère n’avait pas vraiment d’amies, se souvient Géraldine. Elle avait bien quelques copines qu’elle voyait dans les réunions Tupperware ou à ses cours de gym, mais rien de très profond. » Même constat pour Aïssa élevée par une mère célibataire : « Elle était très isolée comme la plupart des autres mamans de l’école qui avaient seules la charge de leurs enfants. Et pourtant, à aucun moment elles ne se sont dit : “Et si on se soutenait !” » Juliette, elle, ne connaît aucune amie intime à sa mère, « qui ne fréquente que des couples d’amis, toujours avec mon père ». Un temps révolu ? « Même pour ma génération, se lier d’amitié n’est pas une évidence, admet Nathalie. On nous a toujours appris à nous méfier les unes des autres, à se regarder comme des rivales. Il y a encore ce cliché qu’on est des harpies entre nous. » Notre hobby favori n’est-il pas en effet de nous crêper le chignon ?                

« Nous sommes conditionnées, la rivalité entre les femmes est savamment cultivée, la concurrence pour être la préférée de papa et ses incarnations sévit dès le bac à sable », écrit Chloé Delaume dans « Sororité » (éd. Points), ouvrage collectif qu’elle a dirigé. Quelques pages plus loin, Ovidie décortique ce phénomène baptisé par les militantes féministes le « syndrome de la Schtroumpfette », cette « idée que les femmes seraient tout entières tournées vers leur apparence et leur capacité à séduire, quitte à briser une amitié, et qu’elles seraient en quête d’un idéal d’unicité : il ne peut y avoir qu’une seule élue, il faut être la plus belle, la plus désirée, la plus valorisée. […] Ainsi les femmes sont condamnées […] à se démolir mutuellement dans la compétition. Aucune sororité ne semble envisageable dans ce monde où chacune ne se définit qu’en tant que rivale de l’autre. » Cette compétition intra-féminine, sournoise ruse du patriarcat, a pour conséquence de nous désunir pour empêcher la « classe des femmes » de devenir un collectif menaçant l’hégémonie masculine. « À l’instar de la fraternité, la sororité a un sens très politique, confirme l’historienne Christine Bard, auteure de “Féminismes. 150 ans d’idées reçues” (éd. Le Cavalier bleu, 2020) et “Mon genre d’histoire” (éd. PUF, 2021). C’est pourquoi ce mot renvoie à d’innombrables formes d’associations féminines visant l’émancipation des femmes. Ce sont d’ailleurs des féministes qui vont lancer ce néologisme, tant la fraternité renvoyait en théorie et en pratique à un lien entre hommes qui excluait les femmes. Les mouvements de libération des femmes des années 1970 vont lui donner un rôle essentiel, insistant sur l’importance des liens affectifs entre elles. La sororité, outil de lutte anti-patriarcale, est profondément politique. »

« Nos plus belles histoires d’amour, on est peut-être déjà en train de les vivre, sans prince charmant mais avec nos amis »             

Tombé en désuétude dans les années 1980, – « L’injonction de l’époque, c’était la Wor-king Girl. Difficile de faire preuve d’un esprit sororal quand l’objectif ultime est de devenir la cheffe », écrit Chloé Delaume dans la pré-face de « Sororité » –, ce concept est aujourd’hui revivifié par #MeToo, mouvement sororal par excellence puisque, selon l’essayiste, il unit et rassemble “des amies inconnues” vivant une expérience commune. Pour elle en effet, contrairement à la simple amitié, il s’agit « d’un lien volontaire et horizontal qui domine les autres. Bien sûr, sa forme la plus irradiante est la bande de filles, mais, aujourd’hui, ce qu’il faut dans l’urgence du quotidien, c’est faire sororité avec des inconnues. C’est une éthique de vie, un acte politique indépendant de l’affect. La sororité exige aussi d’adopter certains préceptes dans sa vie : arrêter le bitchage, ne pas traiter une femme de connasse en public. » Un pacte de non-agression dont la militante Alice Coffin a fait une règle en refusant d’attaquer ses détractrices publiquement, même les plus véhémentes. « Je ne m’en prends pas aux femmes. Même si je suis en désaccord avec elles. Même si elles cherchent à me nuire. […] S’en prendre à une femme de pouvoir, c’est débrider la machine à sexisme », écrivait-elle en 2020 dans « Le Génie lesbien » (éd. Grasset). Mais pas besoin d’être une militante aguerrie pour être sorore. « Cette attitude est partageable, n’importe quelle femme peut s’en emparer, inutile d’avoir lu Judith Butler, insiste Chloé Delaume. La sororité, c’est faire front avec une inconnue dans la rue qui se fait agresser, avec une collègue de bureau qui se prend une remarque sexiste ; ça passe par le regard, pour faire comprendre à l’autre qu’elle n’est pas seule. Je suis extrêmement heureuse que ce mot soit à la mode, et même si on en fait des T-shirts, pas de problème ! Les mots reviennent quand ils sont utiles dans le réel. » Cette solidarité conscientisée se déploie désormais sous de multiples formes : dans les groupes de colleuses contre les féminicides qui incluent femmes trans et personnes non binaires, dans les néo « girls clubs » comme The Wing aux États-Unis ou Wise Women en France qui fédère des centaines de femmes dans la culture et les arts, ou encore à travers le concept de féminin sacré. « Dans mes cercles de paroles, les femmes viennent chercher cette connexion avec des inconnues et partager leur expérience pour entrer en résonance les unes avec les autres, explique Camille Sfez, psychologue. L’idée est de venir réparer ce lien blessé par notre société patriarcale et d’en tirer de la force. Pour cela, il y a des règles : ne jamais commenter le récit d’une autre, faire preuve de bienveillance, sortir de cette compétition intra-féminine. Nous sommes là en équanimité, c’est-à-dire différentes, mais toutes avec la même valeur. » La sororité peut aussi passer par un simple groupe WhatsApp : « Avec Aïssa Maïga, Camélia Jordana, Pomme et Adèle Haenel, on a créé un groupe qui s’appelle Sororité, nous explique la chanteuse Yseult. L’idée c’est de s’élever intellectuellement, spirituellement, on s’envoie des articles, des œuvres, des ouvrages en lien avec le féminisme. Si je fais une erreur dans les médias, elles me soutiendront. C’est une forme de contre-pouvoir dans le business. »               

Dans un mouvement de boomerang, cette prise de conscience politique rejaillit sur la nature de nos amitiés féminines et sur leur place dans nos vies. Et si d’essentielles, elles passaient à prioritaires ? Et si ce lien était un antidote au sentiment de désespoir et de solitude que connaissent la plupart des femmes célibataires, et même certaines en couple ? « Décider de ché-rir nos amitiés, de les mettre au même niveau que nos relations amoureuses, c’est une des pistes qui peut s’avérer révolutionnaire pour les femmes cis hétérosexuelles, analyse Victoire Tuaillon dans son nouveau podcast “Le Cœur sur la table”. On peut commencer à se rendre compte que nos plus belles histoires d’amour, on est peut-être déjà en train de les vivre, sans prince charmant mais avec nos amies. » Déconstruire la monogamie qui place l’idylle romantique au-dessus de l’amitié, se demander qui sont les personnes sur qui on peut vraiment compter, certaines ont déjà fait ce chemin. « Avec mes amies, on vit une forme d’amour, reconnaît Aïssa. On s’est vraiment choisies. J’ai toujours dit à mon mec qu’elles étaient aussi importantes que lui dans ma vie. Elles étaient là avant, elles seront là après. » Certaines ont même décidé de franchir un cap : aux États-Unis, deux amies se sont officiellement mariées platoniquement. Leur but : que leur relation soit reconnue comme une famille aux yeux de la loi et de la société. Sœur de cœur, pour le pire et surtout le meilleur. 

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