Santé

Alice et les infidèles : « Je pensais à un autre pendant ma lune de miel »

Une heure que l’on marche le long de la ligne Yamanote. On se tait. Notre silence n’est interrompu que par le gargouillement de nos estomacs et le passage des trains à intervalles réguliers. L’avion a atterri en fin d’après-midi et l’on a tout juste eu le temps de déposer nos bagages puis de prendre une douche à l’hôtel avant de ressortir pour dîner. Inutile de dire que l’on est crevés. 

Le bon voyage, le mauvais compagnon

On continue de s’enfoncer dans la nuit tokyoite guidés par la flèche bleue de Google Map. J’ai rentré l’adresse d’un restaurant que m’a conseillé Sayed, mon amoureux virtuel ( lire l’épisode 1). Depuis notre rencontre sur Gleeden, on n’a toujours pas réussi à se voir (il habite Copenhague) mais on s’écrit tous les jours. Le caractère strictement épistolaire de notre relation fait que, forcément, je « romantise » à fond.  On s’inonde quotidiennement de photos, de blagues et de mots doux, mais on parle très peu de notre désir finalement. Comme si l’on tâchait de rester chastes avant la « vraie » rencontre qui tarde à venir. En un mot, je suis amoureuse.

J’aimerais qu’il fasse preuve d’un peu de jalousie

Je consulte furtivement Telegram. Sayed a bien reçu la photo de la vue depuis la chambre 1107 de l’hôtel. Encore une de ses recos, c’est dans cet établissement qu’il a l’habitude de descendre quand il vient au Japon pour affaires (il a sa propre boîte de design). Il m’a simplement répondu : « Profitez bien ! » Je ne peux pas m’empêcher de trouver étrange cet emploi enthousiaste de la deuxième personne du pluriel. J’aimerais bien qu’il fasse preuve d’un peu de jalousie, même s’il ne s’agit « que » de mon mari.

Cela dit, c’est moi qui l’ai embringué dans les préparatifs de cette lune de miel en décalé (le covid est passé par là). Je dois avouer que la perspective de me retrouver, pour la première fois depuis notre mariage, en tête-à-tête avec mon époux, qui plus est à l’étranger, m’angoissait. J’aurais bien repoussé notre voyage, mais les billets, bookés depuis belle lurette, étaient non modifiables. 

La semaine dernière, alors que je déjeunais avec Jacinthe dans une cantine crétoise du Sentier, mon amie s’est exclamée : « Le Japon ? Le rêve ! Tu dois avoir tellement hâte ! » La vérité, c’est que je n’avais aucune envie de quitter Paris.

Un début de soirée électrique 

On passe sous la voie ferrée. Dans mon dos, j’entends mon mec gémir : « C’est encore loin ? » Je check le GPS. A priori, on en a encore pour une demi-heure. Il se met à souffler. Je serre les dents pour éviter de lui balancer une saleté. 

Depuis le début, il ne voulait pas y aller, dans ce resto. Je le revois au sortir de la douche me proposer, la serviette à la taille, le torse encore humide au milieu de nos valises éventrées, de tester plutôt une adresse à proximité. Mais, je n’ai rien voulu entendre, arguant qu’après 15 heures, coincée dans la carlingue de la Japan Airlines, j’avais besoin de me dégourdir les jambes.

On arrive à Shibuya. Je sors mon iPhone pour filmer la marée humaine qui traverse en tous sens sur cet immense échiquier surplombé par les sumos de « Sanctuary », la dernière série Netflix, qui défilent sur les écrans géants. Le feu passe au vert. J’envoie la vidéo à Sayed et attrape la main de mon homme pour m’élancer sur le passage piéton. 

La houle nous entraîne bientôt dans une large rue bordée de boutiques, de bars et de restaurants aux allures de fête foraine. Deux jeunes femmes vêtues de robes victoriennes nous tendent les tracts d’un karaoké. Un peu plus loin, une file s’étire devant une Soba House. Mon mec s’arrête pour détailler les plats de nouilles factices dans la vitrine. « Tu ne veux pas plutôt que l’on mange là ? » tente-t-il.

Je donnerais n’importe quoi pour tenir la main de Sayed plutôt que celle de ce boulet qui me sert de conjoint. 

Je broie sa paume pour lui signifier que je préfère crever plutôt que de dîner dans cet établissement pour touristes. La station Omotesando, où se trouve le fameux resto que nous a réservé Sayed, enfin Jacinthe selon la version officielle, n’est plus très loin. 

Mon « amant » a prévenu le patron de notre arrivée, il me l’a confirmé à la descente de l’avion : « J’ai eu Joe, il va vous mettre bien. » À cet instant, je donnerais n’importe quoi pour tenir la main de Sayed plutôt que celle de ce boulet qui me sert de conjoint. 

Balade au goût amer

Je vérifie une nouvelle fois Google Map. La flèche est totalement désorientée, elle n’arrive plus à faire le point. Je pivote sur moi-même dans un sens puis dans l’autre, mais impossible de savoir si l’on a loupé l’embranchement ou non. Je me retourne pour demander à mon mec de prendre le relais. Mais, il n’est plus là. Il s’est volatilisé. D’un coup, je sens la panique m’étreindre. Et, s’il avait rebroussé chemin sans prévenir ? Non, il n’oserait pas… Ou alors, il a peut-être suivi quelqu’un d’autre en pensant que c’était moi ?

 Soudain, l’imaginer seul et déboussolé, me cherchant du regard comme un caniche attaché devant un supermarché guettant sa maîtresse, me fend le cœur. Sans compter qu’il a laissé son téléphone à charger… Comment vais-je le retrouver ? Je me surprends à crier son prénom comme une désespérée.

D’après lui, ça fait des semaines que je suis bizarre et fuyante 

Je l’aperçois sortir d’un Seven Eleven muni de deux Asahi. Il me tend tranquillement une canette. Je lui hurle dessus. Il aurait quand même pu prévenir qu’il partait acheter des bières ! Il me rétorque que c’est moi qui n’ai pas entendu et que je suis odieuse avec lui depuis que l’on a atterri. 

Non, s’il faut se dire les choses, poursuit-il, ça fait des semaines qu’il ne me « sent » pas. Je feins la surprise. Il persiste et signe : ces derniers temps, je suis bizarre et fuyante. Aussitôt je me tais car sinon je vais me mettre à pleurer. Je porte à mes lèvres la canette. Cette promenade a décidément un goût amer…

Pied au mur

Mon iPhone rend l’âme au pied du métro Omotesando. Je me mets à scruter d’un œil inquiet l’immense avenue peuplée d’enseignes de luxe toutes fermées.  Plus loin, un couple partage une cigarette dans une petite aire réservée sur le trottoir. Je m’approche et les interpelle en anglais : « Hi, excuse me… » La fille me coupe : « Vous êtes français ? » J’acquiesce quelque peu honteuse d’avoir été trahie par mon accent. Je lui demande s’ils habitent ici. Elle me répond en riant qu’ils sont en voyage de noces. « Et vous ? » nous fait-elle poliment. Avec mon mari, on se sonde du regard à la recherche d’une réponse qui ne vient pas.

« Is Joe here ? »

Aiguillés par le couple de Français, nous voilà enfin attablés chez Joe le Sumo, dont la trogne goguenarde, surplombe le comptoir. Quand j’ai précisé que l’on avait une réservation, le serveur, vêtu du tee-shirt floqué de cette drôle mascotte, n’a pas semblé capter. Je regarde les clients autour de nous. Tous des étrangers. Je m’efforce de cacher ma déception à mon mec qui a déjà plongé dans le menu rédigé en japonais. Le serveur revient pour prendre notre commande. Je me hasarde à lui demander discrètement : « Is Joe here ? » 

Le jeune homme me sourit d’un air perplexe. « Joe, je répète. Is Joe here tonight ? » Il continue à me regarder sans rien dire. Je n’insiste pas. Je scrute les autres employés pendant que mon mari est occupé à déchiffrer ses kanjis, cherchant d’après leur forme un indice des plats qu’ils sont censés représenter. Face au serveur, qui attend toujours, il abdique en pointant les mets de nos voisins espagnols. « Same ? » demande le jeune d’un ton morne. « Yes ! » lui répond-on à l’unisson, pressés de pouvoir commencer à manger. 

Quand le virtuel est plus savoureux

Les gyozas arrivent flanqués d’un ramequin de tofu fumé. Mon mec se rue dessus avec ses baguettes. Moi, je prends le temps de photographier mon assiette « pour Jacinthe » (mais je l’envoie à Sayed en lui précisant que ça y est, « On y est »).

On mâche nos raviolis en plissant les yeux de plaisir. Ça fait vraiment du bien de se remplir. On commande deux pintes de bières que l’on descend d’une traite. Sans avoir besoin de revenir sur les tensions qui ont émaillé notre arrivée, on renoue progressivement avec notre complicité. 

Sayed est en train de rédiger un message. Je fixe l’écran le cœur battant, impatiente de le lire

Mon mari se lève pour se rendre aux WC. J’en profite pour vérifier si Sayed est en ligne. Il a répondu à ma photo de gyozas « Bon appétit ! » avec un émoji qui se lèche les babines. Je lui dis que j’ai cherché Joe en vain. Là-dessus, mon mec revient. Je fourre mon téléphone dans ma poche et le regarde s’assoir. Je ne sais pas si c’est le fait d’être rassasiée ou bien d’être légèrement pétée, mais je le trouve plus beau que tout à l’heure. Je nous prends deux autres bières.

On sort le Routard au-dessus de nos assiettes vides. Épaule contre épaule, on parcourt les conseils du guide. On échafaude le programme du lendemain en comparant les atouts des différents quartiers, on écorne les pages, on surligne des noms de temples et de musées. Sous le comptoir, je ne cesse de surveiller Telegram. À un moment, je vois que Sayed est en train de rédiger un message. Je fixe l’écran le cœur battant, impatiente de le lire.

Soudain, mon mec me presse la cuisse. « Tiens, tu pourras remercier ta copine ! » fanfaronne-t-il. Je le fixe sans comprendre. Il se met à lire un passage du Routard : « Comment fait-on, à Tokyo, quand on a un appétit de bûcheron et que l’on est un peu radin… ? » Il s’excite de plus belle : « À un jet de pierre des boutiques de luxe d’Omotesando, on se presse « Chez Joe » pour goûter ses raviolis chinois. Ne cherchez pas le fameux sumo à la faconde toute ronde, il s’agit d’un personnage inventé… » Il repose le guide. 

C’était bien la peine de le « faire chier » avec le premier resto répertorié dans la catégorie « bon marché ». Jacinthe, elle y a déjà mis les pieds, au Japon, en vrai, ajoute-t-il ? Je feins de trouver ça drôle mais je dois avouer qu’intérieurement je ris jaune. Sayed s’est-il payé ma tête ? Et si oui : pourquoi ?

Au bord du gouffre

Le serveur nous amène l’addition. Mon mec lorgne le montant. Onze mille yens. Il fait mentalement la conversion. Près de soixante-quinze euros ! Soixante-quinze-putain-de-balles pour huit gyozas et six bières. D’un geste rageur, il dégaine sa CB en gratifiant en français le serveur d’un ironique : « Mes amitiés à Joe ! » J’ai envie de l’étriper. 

Je calme mes nerfs en allant fumer une cigarette dans l’aire où se trouvait le couple de Français. En tirant ma première bouffée, je me demande s’il leur arrive à eux aussi, de s’engueuler. Pire, d’avoir envie de se lourder. Ils avaient l’air si heureux ensemble, tandis que moi j’ai la sensation de participer à une mauvaise télé-réalité. Notre couple va-t-il survivre à cette aventure nippone ? Rien n’est moins sûr, fait la voix de l’animateur imaginaire dans ma tête.

Mon mec me rejoint. J’écrase ma cigarette et hèle un taxi. On s’installe à bonne distance à l’arrière du monospace. Je montre mon écran au chauffeur pour lui indiquer notre destination. Il démarre sans bruit. Collée contre la portière, je regarde défiler la ville, triste et déserte, sans desserrer la mâchoire.

Je ressors une énième fois mon téléphone. Sayed n’a rien répondu au final. Pourtant, je n’ai pas rêvé, il était bien en train de rédiger un truc tout à l’heure. Je sens des doigts chercher les miens sur la banquette. Nos mains s’entrelacent dans l’obscurité de l’habitacle, se serrent de plus en plus fort mais on ne dit toujours rien.

Retour à la réalité

Dans l’ascenseur qui nous mène au 11e étage, je repense au sale plan de Sayed. Ça y est, le doute s’est immiscé. Je me demande à présent s’il n’est pas comme tous les autres : un mytho. Comme Sébastien, le faux « Kiko » ( lire l’épisode 9) ou encore Fabrice, le type qui s’est fait passer pour sa femme ( lire l’épisode 10) pour me séduire. En pénétrant dans la chambre, éclairée seulement par les lumières de la ville, je me sens jet-larguée. 

Je me fais le serment de couper avec Sayed et de me consacrer uniquement à lui ces quinze prochains jour

J’envoie valser mes baskets sur la moquette et m’étends sur le lit tout habillée. J’allume la télévision et sélectionne, par curiosité, un film « pour adultes ». Une nymphette en maillot de bain suce son index en répétant « Arigato » à la caméra. Je détache mes yeux de l’actrice pour fixer le dos de mon mec qui se brosse les dents dans la salle-de-bain. À cet instant, je me fais le serment de couper avec Sayed et de me consacrer uniquement à lui ces quinze prochains jours.  

Mon mari finit par me rejoindre sur le lit. Il se laisse happer par les simagrées de l’actrice qui écarte grand les cuisses en continuant de répéter lascivement « Arigato, arigato ». Tout en continuant de fixer l’écran, il me glisse tout bas : « Ils étaient très bons tes gyozas. »

Continuer la lecture

close

Recevez toute la presse marocaine.

Inscrivez-vous pour recevoir les dernières actualités dans votre boîte de réception.

Conformément à la loi 09-08 promulguée par le Dahir 1-09-15 du 18 février 2009 relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel, vous disposez d'un droit d'accès, de rectification, et d'opposition des données relatives aux informations vous concernant.

Afficher plus
Bouton retour en haut de la page