Santé

Allô Giulia : « Depuis l’accident de mon mari, je n’ai plus la force »

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« Chère Giulia,

Petite, j’étais très fleur bleue. J’écrivais avec des ronds sur les « i », et des cœurs partout, que je me marierais en longue robe blanche, que mon prince charmant serait brun et barbu, qu’on se dirait oui sous un auvent de roses, et qu’on aurait beaucoup d’enfants. On n’en a eu que deux, Louise et Diego, mais c’est déjà pas mal. La robe blanche, je l’ai eue. Les roses aussi, et Vincent était bien brun et barbu… Est-ce qu’il fallait que je le paye, à un moment ou à un autre ? En tout cas, on va dire que le conte de fées a explosé en plein vol – ou plutôt sur la route, et qu’il s’est fracassé sur un mur. C’est Vincent qui a pris le mur. C’était l’hiver, il roulait à fond, en moto, vers la maternité où je venais d’accoucher. Il n’a pas vu le verglas, il a glissé, et j’avais mon bébé dans les bras quand on m’a annoncé qu’il était dans le coma. La « chance », c’est qu’il était dans le même hôpital que moi : pendant quelques jours, j’ai pu faire des allers et retours facilement, de ma chambre à la sienne. Il était intubé de partout quand je lui ai présenté notre fils.

Il s’était merveilleusement occupé de Louise, je savais qu’il ferait pareil. Quand il se réveillerait, mais j’étais sûre qu’il se réveillerait. En fait, pour moi, c’était la Belle au bois dormant : un jour, il ouvrirait les yeux, et tout reprendrait comme avant. Il les a ouverts, au bout de quelques semaines. Il nous reconnaissait, il nous parlait, en revanche, il ne pouvait plus marcher. Et il ne remarcherait plus jamais – les médecins ont été catégoriques. Moi, j’ai fait mon deuil assez vite. Je me suis toujours adaptée facilement, à tout, donc pour moi, tant que Vincent était vivant, tant qu’on s’aimait, le reste n’était que logistique. Mais pas pour lui. Il ne s’habituait pas à sa nouvelle vie, à notre nouvel appartement en rez-de-chaussée, et ne pas courir avec les enfants lui était insupportable. Alors, petit à petit, il l’est devenu. J’avais, sous les yeux, en permanence, une boule de colère prête à m’exploser à la figure – ou à celle des enfants.

C’était il y a quatre ans. Depuis, j’ai tout tenté : me faire la plus petite possible, lui faire la plus belle vie possible, organiser des voyages, l’emmener chez des thérapeutes… Mais rien ne va jamais. Petit à petit, j’ai perdu l’énergie, l’envie. Et même l’amour, je crois. Je crois que je ne l’aime plus. En tout cas, pas comme ça. Et je m’en veux beaucoup, mais la vérité, c’est que je recommence à flirter. Je me dis que c’est mon petit sas de respiration à moi, que j’y ai bien droit, après tout… Mais est-ce que ce serait plus que ça ? Est-ce que je suis en train de partir ? Je ne peux m’y résoudre. Je ne peux pas laisser tomber Vincent, après tout ce qu’on a vécu, aimé, rêver ensemble… Le laisser seul, dans cet état ? Franchement, c’est au-dessus de mes forces. Mais rester aussi, c’est devenu au-dessus de mes forces. Si vous avez, Giulia, une idée pour nous sortir de là, je prends. » – Héloïse, 39 ans.

« Chère, chère Héloïse,

Pardon, on ne se connaît pas, mais je voudrais, d’abord, vous prendre dans mes bras. Que vous puissiez souffler, que vous puissiez, enfin, pleurer, vous qui avez tant porté… Et puis je vous dirais que les plans sont faits pour ne pas être respectés, et que c’est toujours dans l’inattendu, même le plus douloureux, qu’on se découvre le mieux. Que le conte de fées, vous l’avez vécu, et que ça, rien, ni personne, ne vous l’enlèvera jamais. Que vous étiez petite fille, quand vous vous l’êtes raconté, et qu’à cette petite fille, vous pouvez dire aujourd’hui : c’était bien, tu as eu raison de rêver, mais laisse-moi le droit de grandir, et d’écrire de nouveaux chapitres de mon histoire, peut-être un peu plus proches de ce que je vis, et de qui je suis aujourd’hui. Ce qui vous est arrivé est injuste. Et même, dégueulasse. Pour vous, pour vous deux, pour vous quatre. Ce que vous avez subi est de l’ordre du choc tellurique : tout a valsé, vos repères, vos bases, vos projets. Il a fallu trouver un nouvel équilibre, et vous avez tout tenté pour y arriver. Mais vous ne pouvez pas le faire seule – sinon, ça ne s’appelle pas un équilibre… Une famille est un système, un couple est un système. Dans le vôtre, une fissure s’est créée. Elle est devenue brèche, elle est devenue faille. Et, un peu comme dans l’histoire de l’humanité, deux plaques se sont séparées : la vôtre, et celle de Vincent.

Peu à peu, vous avez glissé loin l’un de l’autre. Normal, ce terrible accident, vous ne l’avez pas vécu au même endroit. Vincent en est la victime directe, vous la victime indirecte : c’est lui qui ne marche plus, c’est vous qui poussez le fauteuil. Par ailleurs, vous n’étiez pas les mêmes au moment où c’est arrivé : un même événement, une même secousse tellurique, ne produira pas les mêmes effets en fonction du terrain où elle se produit. Certains sont en béton armé, d’autres sont plus fragiles. Et même, sans parler de force ou de fragilité, leur nature diffère. Leur réaction à la secousse ne peut que varier. Ça aussi, c’est douloureux : faire le deuil de la symbiose dans laquelle sont censés vivre le prince et la princesse, pour l’éternité. Âmes jumelles, ton air est le mien, et on ne fait qu’un…

Aujourd’hui, vous êtes deux individus distincts, Vincent et vous. Et vous n’avez plus les mêmes aspirations, plus le même rapport au monde. Vous empêcher de l’admettre, et de partir, en raison de son handicap, c’est louable, Héloïse. Mais, que vous le vouliez ou non, c’est aussi enfermer Vincent dans ces difficultés. Il ne peut plus marcher, mais il peut encore penser, aimer, respirer, manger, boire, vivre. Et se débrouiller. Tracer sa route, à lui – et, de toute évidence, c’est ce qu’il a commencé à faire. Peut-être avez-vous juste besoin d’espace, pour mieux vous retrouver, avec les nouvelles données qui sont les vôtres – Vincent blessé par la vie, mais aussi Vincent prodigieusement résilient, pour résumer. Et puis vous deux parents. Et puis vous, vivant votre vraie vie plutôt que le conte de fées de votre enfance… Ou alors, vous avez fait le chemin que vous deviez faire ensemble. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la fin en a été précipitée. Mais s’obstiner, en ce cas, ne ferait que la gâcher. Vivre une belle histoire, c’est aussi savoir la terminer. Héloïse, vous n’y êtes pour rien. Ni dans l’accident de Vincent. Ni dans les zébrures du conte de fées. Si vous partez, partez le cœur léger, et confiante, comme vous savez le faire. Confiante en vous, en Vincent, en vos enfants. Vous y arriverez. Je vous serre, une nouvelle fois, dans mes bras. »

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