Santé

Allô Giulia : « Est-il possible de ne jamais aimer son enfant ? »

 « Chère Giulia,

Louise a six mois, et c’est le plus joli des bébés que j’ai jamais vu. D’ailleurs, je la prends sans arrêt en photo, je les montre en rafales à tous mes proches, et je poste les plus belles (en lui masquant le visage, évidemment) sur Instagram. Je crois que le monde entier l’a vue sous toutes ses coutures… Et je crois que j’essaie de me convaincre de son existence. C’est bizarre hein ? Alors on va dire que j’essaie aussi de me convaincre de mon existence à moi, comme mère. Je fais tout ce qu’il faut. Je vous jure, Giulia, j’ai une To Do List par jour longue comme le bras de tout ce que je suis censée faire pour avoir le bébé le plus épanoui qui soit : les petits pots maison, la layette en coton bio, les sorties au parc avec la capote rabattue et le lange ajouré qui lui évite les rayons du soleil tout en laissant passer l’air frais…

J’ai lu tout ce que je pouvais lire sur la puériculture, et j’applique tout à la lettre. Quand on me voit, je suis une mère parfaite. Jamais un mot plus haut que l’autre, jamais une plainte, toujours le sourire. Même mon compagnon tombe dans le panneau : « tu étais faite pour ça », il me le dit tout le temps. Quand je dis qu’il tombe dans le panneau, c’est que moi, je crois, je sais qu’il se trompe. Et lourdement. Mes gestes maternels sont nickel, je le sais. Mais d’autant plus nickel que je veux absolument donner le change… La vérité ? Je ne ressens rien. Mais rien de rien, à m’occuper de ma fille. Ce flot d’amour immodéré qui était censé me submerger à l’instant où on me la mettrait dans mes bras, je l’attends toujours. Quand je la prends dans mes bras, c’est comme si, instantanément, je sortais de mon corps et que quelqu’un d’autre le faisait à ma place. Tout est technique, tout est mécanique, tout est froid. Les seuls moments où je revis, c’est quand elle dort. Quand je n’ai plus à m’occuper d’elle. Quand elle ne monopolise plus mon espace mental et vital…

C’est affreux, hein ? Pourtant, elle est vraiment hyper cool… Parfois je me demande si elle, elle ne saurait pas, par hasard, qu’il ne faut pas trop me déranger, pas trop qu’elle prenne de place – déjà qu’elle en a beaucoup ! J’ai détesté être enceinte. La vérité, c’est ça aussi. Et j’ai eu mal comme jamais à mon accouchement. Depuis, je regarde Louise comme si elle était responsable de toute ma vie chamboulée, de mon corps en vrac, de mon couple qui n’en est plus un. Le pire, c’est que même les douleurs de l’accouchement, pour moi, la responsable, c’est elle… Dès que je pense les choses comme ça, je suis bouffée de culpabilité et je fonce la prendre dans mes bras. Mais je déteste aussi cette culpabilité-là, alors ça ne dure pas. J’ai cru que le temps m’aiderait. Nous aiderait. Mais ça ne vient pas et c’est même de pire en pire… Je sais qu’une mère ne devrait pas ressentir ça, pas écrire des choses comme ça. D’ailleurs, je n’ose en parler à personne, j’ai beaucoup trop honte. Mais en fait, ma question, c’est celle-là : est-ce qu’il est possible de ne jamais aimer son enfant ? Pardon si ça fait mal à lire, mais ça fait aussi mal à écrire. » – Eva, 33 ans.

« Chère Eva,

Ce qui fait mal, c’est de vous sentir si seule, dans cette histoire… Alors que vous êtes, que nous sommes si nombreuses à traverser la tourmente post-accouchement, le secret le mieux gardé du monde. Parce qu’il ne faudrait surtout pas qu’on hésite à devenir mère, le mythe le plus tenace auquel on nous biberonne est bien celui de l’instinct maternel : cette chose-là serait parfaitement innée, nous serions toutes programmées pour avoir un enfant, et surtout pour aimer ça. La preuve ? Ce torrent d’amour dont on vous a parlé, qui emporterait tout sur son passage – et les nuits hachées, et les couples en déliquescence, et les corps en charpie. La vérité, c’est qu’on ne connaît pas de bouleversement plus fort dans la vie d’une femme, et qu’il faudrait être en titane pour ne pas vaciller.

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Saviez-vous, chère Eva, que parmi toutes celles qui postent leurs selfies avec bébé sur Instagram, 50 à 80% ont vécu un baby-blues, et 10 à 20% une dépression post-partum ? C’est-à-dire qu’elles éprouvent ce que vous décrivez, pendant les premiers jours suivant l’accouchement, ou les premières semaines : émotions anesthésiées, sentiment d’être coupées de leur propre corps, lien impossible à créer avec leur bébé. Non, dans la maternité, rien ne va « de soi ». Ni ouvrir son espace, physique et psychique, à un autre que soi. Ni suspendre son temps aux battements de son cœur. Ni encaisser le manque de sommeil, ou la privation de liberté. Parce que c’est ça aussi, un bébé – n’en déplaise à notre morale judéo-chrétienne qui nous dit « croissez, et multipliez ». Pouvoir se le dire, ça n’est pas seulement se sentir moins seule – et donc un peu moins coupable – c’est aussi désamorcer toutes ces émotions contradictoires qui pourraient, alors, nous emporter. Mais vous dire que d’autres que vous ont vécu la même chose, ne nie pas non plus les tourments que vous vivez.

Un bébé, ça bouscule. Un bébé, ça crève. Un bébé, ça confronte à soi-même, à sa propre histoire, à la petite fille qu’on a été, à la mère qu’on a eue. Je crois que vous êtes arrivée au point où vous ne pouvez plus y échapper. Je crois que vous êtes au pied de votre propre mur, contrainte à regarder, en face, ce que vous vivez et d’où vous venez. Prenez-le très au sérieux, Eva – et pour une fois, je ne ferai aucune vanne. Débarrassez-vous de cette honte qui n’a pas lieu d’être, souvenez-vous que des milliers d’autres avant vous ont eu ces « mauvaises pensées », et allez, de toute urgence, vous faire aider. Pour vous, d’abord, et puis pour votre bébé.

Vous avez certainement, près de chez vous, une PMI qui pourra vous écouter, et vous orienter. Ne vous laissez pas seule dans cette souffrance, vous ne le méritez pas. Personne ne le mérite. Et imaginez, une seconde, ce que vous conseilleriez à votre meilleure amie si elle venait vous raconter cette histoire…  Vous la comprendriez. Vous la consoleriez. Vous ne la jugeriez pas. Et vous diriez d’aller vite, vite, se faire aider. Moi, parfois, je me demande pourquoi on est tellement plus dures avec nous-mêmes qu’avec nos proches… Si vous avez la réponse, vous m’appelez ? »

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