Santé

Allô Giulia ? « J’ai 46 ans, et je n’aurai jamais d’enfant »

« Chère Giulia,

J’ai quarante-six ans, et je n’aurai jamais d’enfant. Maintenant, c’est clair. Ma dernière FIV remonte à il y a un an tout juste, dernière tentative, dernier échec, et je ne m’en remets pas. J’essaie de reprendre pied, de faire semblant, de rigoler… Mais tout m’énerve, tout m’écœure, tout m’attriste. Mes amis, les enfants de mes amis surtout, et même mon mec. Je vis avec Pierre depuis plus de dix ans, et en plus d’être un amoureux génial, c’est aussi (normalement) une très bonne oreille. Mais là, il en a marre, il veut que je me secoue, que je passe à autre chose… Comment ? Pour lui, c’est facile : il n’a jamais vraiment eu envie d’un enfant. Je crois qu’il m’a suivie dans ce projet, plus pour me faire plaisir qu’autre chose. Mais il m’a toujours dit que si ça n’arrivait pas, ça n’était pas grave, qu’on était bien tous les deux, et que notre bébé, c’était la boîte qu’on avait créée.

Pendant sept ans, je n’ai presque vécu que pour ça

Là-dessus, il n’a pas totalement tort : on a monté une boîte d’édition jeunesse, on était jeunes, on était fauchés, on y a cru… Et la réalité a dépassé tout ce qu’on espérait : on s’est éclaté, ça a cartonné. C’est toujours le cas, d’ailleurs. Mais il me manquera toujours quelque chose : ce bébé. Je n’ai jamais imaginé une vie sans enfants. Petite, je disais à tout le monde que j’en voulais six, et que je commencerai à vingt-sept ans – c’était très précis, dans ma tête. Mais entre ma rencontre avec Pierre, et notre aventure professionnelle, j’ai pris dix ans de retard sur mes plans. Est-ce que c’est ça, que je paye ? Est-ce que j’ai été trop égoïste ? Est-ce que je me suis réveillée trop tard ? En tout cas, dès qu’on a commencé à essayer de devenir parents, ça a semblé mal engagé : mes ovaires battaient de l’aile, et du côté de Pierre, ce n’était pas terrible non plus. Mais je me suis accrochée, et j’ai tout supporté : la batterie d’examens à refaire à chaque fois, les délais d’attente insupportables, les piqûres aux hormones, le corps qui se déforme, et le cœur qui se déchire à chaque test négatif. Ça a duré sept ans. Pendant sept ans, je n’ai presque vécu que pour ça… Et donc en fait, pour rien. C’est terrible, de se dire qu’on a perdu sept ans, non ? » – Marine 46 ans.

« Chère Marine,

Si vous les aviez réellement perdus, Marine, oui, ce serait terrible. Mais quoique vous en pensiez, ces sept ans vous ont appartenu, vous les avez nourris, comme ils vous ont construite. Vous n’êtes plus exactement la même femme, votre couple a changé, votre compagnon aussi. Le nez collé à la vitre, vous n’avez pas pu le voir, mais, croyez-moi, vous avez amassé, dans cet intervalle fou, fait de douleurs et d’espoirs extrêmes, un matériau aussi dense que riche, dont vous saurez faire quelque chose – pour vous-même, ou pour vous deux. Mais plus tard… Vous êtes, là, dans le temps du deuil. Et non, les mois qui passent ne changent rien à l’affaire : vous morflez.

Baudelaire disait que le temps nous apprend juste à tenir la douleur en laisse… Je crois qu’il a raison. Pour qu’elle ne vous entraîne pas trop vite, pas trop fort, pas trop loin de vous-même, pour que vous gardiez la main sur elle, ne vous bougez surtout pas. N’écoutez pas Pierre, ne vous contraignez à rien. Le jour où vous pourrez vous remettre en mouvement, vous le ferez. Mais vous le ferez plus droite, plus solide, et plus vraie, parce que vous aurez laissé la tristesse vous traverser. Attention : j’ai dit « traverser », pas « submerger ». Dans un cas, vous l’accueillez. Dans l’autre, elle vous noie. Accueillez-la, Marine, regardez-la, apprivoisez-la, interrogez-la… Elle vous fait si mal, parce qu’elle vous dit « c’est de ta faute ? » Elle se trompe. Vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir pour que ça fonctionne. Le reste ne vous appartient pas, et c’est sans doute le plus douloureux à comprendre, dans chaque épreuve : la volonté ne fait pas tout, tous les objectifs ne sont pas tenus, tous les rêves ne sont pas réalisés. Parce que pas réalisables. Alors, renoncer à certain est le seul moyen de pouvoir en avoir d’autres. Oui, c’est plus facile pour Pierre. Mais sans doute pas parce qu’il en voulait moins que vous, de cet enfant. Plutôt parce que la société en attendait moins de lui, de ce côté-là.

On imagine très volontiers qu’un homme puisse réussir sa vie sans devenir père. Pour les femmes, c’est toujours plus compliqué. Au premier poupon qu’on nous colle dans les bras, on nous fait passer le message : femme tu es, mère tu seras… Eh bien vous, vous avez fait autrement, et vous avez bien fait. Parce que votre endroit à vous, votre histoire à vous, passait d’abord par la réalisation de ce projet professionnel – son succès vous le confirme, vous avez fait le bon choix. Au nom de quoi, de qui, auriez-vous dû le mettre entre parenthèses pour devenir mère ? Et qui vous assure que vous l’auriez eu, cet enfant, si vous vous y étiez prise plus tôt ? Pliez les, ces questions-là, parce qu’elles vous torturent plus qu’autre chose. Faites leur la peau. Concentrez-vous sur vous, oubliez le monde autour… Vous souffrez, aujourd’hui, pour la petite fille que vous étiez. Vous auriez voulu réaliser ses rêves. Sont-ils toujours les vôtres aujourd’hui ? Vous réussissez cet improbable et double combo : réussir professionnellement, main dans la main avec un homme dont vous êtes toujours amoureuse… Et même, mieux que ça : votre couple a résisté à toutes les seringues qu’on lui a mises dans les roues… Wow. Je n’en connais pas beaucoup, des comme vous. Ça, vous ne le devez qu’à vous. Alors franchement, allez-y, goûtez-la, votre histoire, elle est belle ! Retrouvez-la. Quand vous pourrez. »

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