Santé

C’est mon histoire : « J’ai décidé de ne plus travailler »

L’argent, l’obstacle à mon projet

Les premières fois, quand je m’asseyais sur mon canapé pour ne rien faire, ça me faisait bizarre. Je me sentais toute nue. J’avais besoin de tenir une tasse de thé. Pas tant pour la boire que pour me donner une contenance. Un peu comme le font les anciens fumeurs. Je trouve qu’arrêter de travailler ressemble beaucoup à arrêter de fumer. Car, oui, je l’ai fait. Il y a trois ans, j’ai décidé de quitter mon boulot. Pas pour m’occuper de mon mari ou de mes enfants, mais pour m’occuper de moi. Pas sur un coup de tête non plus. Ça m’a pris du temps. Il faut dire qu’il y avait un obstacle de taille à mon projet : l’argent. Mon compagnon et moi formons un couple que les gens qualifient de serein. John est artiste. Moi, je suis ergothérapeute. J’ai toujours aimé ce métier, c’est un métier du soin. Et puis, on en manque tellement en France que je sais que je retomberai toujours sur mes pattes. C’est une sécurité incroyable. Chez nous, c’est surtout moi qui faisais bouillir la marmite. Je ne l’imaginais pas autrement car, depuis mon enfance, ma mère me répète que, dans la vie, il faut ne dépendre de personne. Pourtant, ça fait longtemps que j’ai envie d’appuyer sur le frein.

Tout a commencé à la naissance de notre première fille. Quand j’ai dû reprendre le travail après mon congé maternité, l’absurdité de la situation m’a prise à la gorge. Pourquoi fallait-il payer quelqu’un pour s’occuper d’Ava ? En tant que féministe, l’essentialisation des mères me mettait mal à l’aise. Mais le destin de ces femmes payées une misère pour élever les enfants des autres aussi ! Ce productivisme était inhumain. J’ai pris le système en horreur et décidé de tout faire pour en sortir. John était sur la même longueur d’onde que moi.

Le destin nous a donné un petit coup de pouce. Notre propriétaire voulait récupérer le studio que l’on occupait à l’époque. On a dû faire un choix. Rester à Paris et trouver quelque chose de plus grand. Mais travailler plus. Ou changer de vie. Ni l’un ni l’autre, nous ne voulions travailler plus. Alors, on a quitté Paris, nos familles, nos amis. L’isolement nous faisait peur, mais il fallait qu’on essaie. Au pire, on pourrait toujours revenir. On s’est installés dans une petite ville au bord de la mer. Et, pour ne plus se faire chasser de notre logement, on a décidé d’acheter. J’en ai profité pour passer au 4/5e, et on a pris l’habitude de déjeuner tous les deux pendant mes jours off. À midi, Ava était à la crèche. On aimait se retrouver et faire le point. Un luxe que l’on n’a pas quand on bosse trop. Nos objectifs étaient clairs : consommer moins, travailler moins, aimer plus. Plus on en parlait, plus l’argent nous semblait la source de tous les maux. Alors, John a eu l’idée de se faire payer en nature. Il dessinait les enseignes de restaurants du front de mer, et on nous y ouvrait un crédit. Il créait un logo pour le primeur, et on nous gardait les invendus. On s’efforçait de mettre en place un système parallèle, à notre échelle, à notre rythme. Grâce à ces économies, à la naissance d’Aimée, j’ai pu passer à mi-temps. Cela me permettait de voir davantage les filles, bien sûr. Mais j’en profitais aussi pour lire, réfléchir, me documenter. Je me suis passionnée pour les fleurs sauvages que je cueillais dans les champs derrière notre appartement dont je pestais de devoir payer les traites.

Et si on repartait de zéro ?

Le temps a passé. Bientôt dix ans. Des amis nous ont rejoints, un, puis deux, puis trois. On aurait pu continuer comme ça. Mais le destin, une fois de plus, s’en est mêlé. Le confinement est passé par là. Tout Paris semblait avoir décidé de déménager au bord de la mer. Un jour, un agent immobilier a sonné à notre porte, des euros plein les yeux. On s’est sentis agressés, alors on a fait comme toujours : on est allés déjeuner tous les deux. Installés devant des moules à la crème dans un restaurant que John avait relooké, on a déplié notre vie sur la nappe en papier. Et si on vendait ? Si on partait plus loin encore ? On pourrait peut-être rembourser l’emprunt. Je pourrais arrêter de travailler ! Nous qui nous sentions si gamins, on avait fait un coup immobilier. Ça nous a fait rire. Puis on a défini le cadre du projet. Ce temps gagné, il serait pour moi. Il était hors de question que j’hérite de toutes les corvées. Ma mère avait passé sa vie à marcher sur deux jambes. D’un côté, le travail ; de l’autre, la famille. J’étais peut-être un monstre mais, moi, je voulais avoir trois jambes. John était à l’écoute. On a laissé notre appartement et nos amis pour repartir de zéro dans une région où les maisons restaient vides. Et j’ai rendu mon tablier. J’avais enfin réalisé mon rêve. Mais je ne m’attendais pas à ce qu’il ait un goût aussi amer. Tout de suite, mes journées se sont remplies de ce que j’avais décidé de ne pas faire. Je nettoyais les plinthes, je cousais les ourlets des rideaux, je lavais les vitres. Je ne pouvais pas m’en empêcher. C’était un puits sans fond. John se moquait gentiment mais il sentait que je cherchais quelque chose. J’étais comme un lion en cage. De la même façon qu’un ancien fumeur replonge dans la cigarette au premier incident, il a suffi d’un événement pour que je reprenne mes « mauvaises habitudes ». L’ergothérapeute de la région s’est vu diagnostiquer un cancer et n’a trouvé personne pour la remplacer pendant la durée du traitement. J’ai, bien sûr, dit « oui ». L’univers m’envoyait un message. Je replongeais. Pendant ces quatre mois, tiraillée entre frustration et soulagement, j’ai mûri ma réponse : je devais m’y prendre mieux.

Ne rien faire, ça s’apprend aussi

J’ai fini par contacter une coach. Sur son site, elle proposait d’aider les gens à « maximiser leur potentiel ». Je lui ai expliqué que je souhaitais l’inverse. « Vous savez, ne rien faire, ça s’apprend aussi… » Elle m’avait séchée. « Que voulez-vous donc en faire de ce “rien” ? » Comme j’avais du mal à répondre, elle m’a demandé si je me souvenais de la dernière fois où je m’étais ennuyée. Ça remontait à l’adolescence ! Elle m’a suggéré de partir de là. « S’ennuyer est indispensable pour savoir comment on aime perdre son temps. Ou le gagner… » J’ai listé les choses que j’aimais faire à l’époque. Et on a mis en place un planning. Oui, un planning. J’avais arrêté l’équitation depuis des années. Je pensais que ma passion n’était qu’un truc d’ado. Comme j’avais passé l’âge de monter, j’ai proposé de m’occuper de chevaux de temps en temps dans un centre équestre. Puis j’y ai accompagné les filles. À force de les voir rigoler avec leur bombe sur la tête, l’envie a fini par prendre le pas sur la peur. Un jour, j’ai osé me remettre en selle. Le choc. Tout m’est revenu d’un coup, en plus intense encore. Depuis que je sais que je ne deviendrai ni vétérinaire ni championne de saut d’obstacles, il ne reste que le plaisir. Quelle libération ! Quand je ne suis pas au centre équestre, je lis, je chante, j’ai suivi aussi une formation de botanique en ligne. Et puis, un jour, j’ai réussi. Je me suis assise sur mon canapé. Je n’ai pas pris de thé. Je suis restée les mains ballantes. Je n’ai rien fait. Et c’était bien. Au fil des mois, le pécule que l’on avait mis de côté en vendant l’appartement s’est réduit comme peau de chagrin. Bientôt, il n’y a plus eu de quoi payer l’électricité. J’ai dû reprendre le travail. Depuis deux mois, j’ai ouvert des consultations un jour et demi par semaine. Avec John, on continue de déjeuner tous les deux. Il vient justement de redessiner la carte du bar-tabac du village. On tâtonne. On cherche la solution parfaite. Pour nous et pour les autres aussi. On ne l’a pas encore trouvée. Mais, au moins, on sait vers quoi on veut tendre.

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