Santé

C’est mon histoire : « Je suis la « vieille fille symbolique » de la famille »

Le fusible familial

« Vous vous êtes encore bien fait avoir et ça ne date pas d’hier. » J’ai sursauté en entendant la voix, si rare, de mon psy. Une fois de plus, je me plaignais d’être le fusible familial, celle qui doit arranger tout le monde mais qui passe pour une ingrate si elle ose broncher. Mes parents venaient de saccager mon mois de juillet, en m’expédiant dans notre maison de famille, près d’Avignon, pour jouer les Mary Poppins. Selon eux, la femme de mon frère, enceinte et proche du terme, avait besoin de renfort pour garder leur aînée de 3 ans, en cas d’accouchement prématuré. À aucun moment, il n’avait été envisagé de chercher de l’aide sur place, ou même celle des grands-parents eux-mêmes, qui craignaient de « déranger ». Non, c’est moi qu’on a réquisitionnée, enseignante-chercheuse, 30 ans passés, mariée, et qui misait sur ces trois précieuses semaines sans étudiants pour avancer sur sa thèse à Paris. J’ai payé mon billet de train, la moitié des frais de bouche et servi de nounou gratuite, puisque ma belle-sœur a finalement accouché une fois rentrée chez elle, après des vacances plus reposantes que prévu. Quand j’ai essayé de dire à mes parents ce que ça m’avait coûté, ma mère a rugi: « Ce que tu peux être mesquine! Les aider, c’était la moindre des choses ! Et puis, qu’est-ce que tu avais de mieux à faire ? » En analyse, j’avais déjà beaucoup abordé mes rapports avec ma mère. Le gros de ma névrose, croyais-je. « On dit que, dans toutes les familles, il y a une vieille fille symbolique, a alors lâché mon lacanien, soudain loquace. Cette fille éternelle qui doit contribuer au bien-être des siens, sans jamais accéder au statut d’adulte à part entière. Réfléchissez. De qui avez-vous hérité ce rôle ? Y a-t-il d’autres vieilles filles dans les générations qui vous précèdent ? » Ça m’a sauté au visage. Gabrielle, la sœur de mon père. Sabine, ma cousine. Toutes les deux généreuses de leur temps, vampirisées au profit de leur fratrie, moquées pour leur prétendue raideur, alors qu’elles sont organisées, efficaces, redoublant d’efforts pour faire régner l’harmonie.

Avoir des enfants n’a rien changé

Ce concept de vieille fille symbolique n’était pas un diagnostic, c’était une déflagration pour moi. Enfin, quelqu’un voyait cette asymétrie, la reconnaissait. Jusque-là, je pataugeais dans une vague honte, à expliquer vainement que mon temps aussi avait de la valeur, à me faire traiter, donc, de « mesquine », à finir par le croire un peu. Car ces accusations, je les subis depuis l’enfance, dès que je dénonce une inégalité de traitement avec mon frère. Mes parents se racontent qu’ils nous ont élevés de la même manière, ne tolérant aucune contradiction sur le sujet. Ma mère insiste sur son « féminisme », persuadée d’avoir désamorcé comme il fallait le machisme en travaillant. Et de « n’en avoir pas fait toute une histoire », contrairement à ma génération. Si j’osais remarquer qu’on ne demandait jamais à mon frère de, littéralement, «faire la jeune fille de la maison » – passer les plats, débarrasser, etc.–, on me répliquait de corriger mon attitude parce que chez nous « on ne compte pas ». Délicieuse ambiguïté de la formule, que mes parents utilisent toujours : on ne tient pas les comptes – ou on n’a pas d’importance ? Depuis que nous sommes adultes, c’est le temps et l’argent qui cristallisent ce déséquilibre. Mon psy m’avait prévenue qu’avoir des enfants ne changerait rien à cette partition familiale, et la suite des événements lui a donné raison. Deux ans après la fameuse consultation, je me suis expatriée, puis j’ai enchaîné deux grossesses. De quoi faire bouger les lignes ? Non. Noël, les vacances, à chaque retour en France, le scénario se répète. Alors que nous vivons à l’étranger, nos contraintes ne sont jamais prises en compte. Le pire étant l’été et son mythe familial, les trois générations réunies par mes parents dans la fameuse maison d’Avignon. Avec toujours le même engrenage pour mon mari et moi : nous attendons que les stages de voile et les colonies de vacances des uns et des autres soient calés pour nous organiser, prenons des billets d’avion à prix d’or à la dernière minute, et gardons tous les cousins pendant que mon frère et ma belle-sœur « travaillent, eux » et se font des week-ends avec leurs potes. Dans ce comique de répétition génétique, j’ai tout de même trouvé une alliée: Sabine, devenue la marraine de mon cadet. Ensemble, nous parlons librement de ce qui nous pèse. Cette manière dont nos mères attendent que nous nous effacions au profit de nos frères. Ces mères qui ricanent quand elles nous voient discuter toutes les deux. Elles n’aiment pas nous savoir si proches, supposent que nous en avons gros sur la patate et nous surnomment « les corbeaux ». Nous sommes toujours soupçonnées d’ingratitude et de « dureté », tout en étant les seules à bouleverser nos agendas pour nous libérer, acheter les cadeaux collectifs, faire la quiche et préparer les buffets. La vieille fille des familles, présumée plus disponible, plus corvéable, plus amère aussi, mariée ou non, mère ou non, est un pur produit du patriarcat, même dans les familles progressistes comme la nôtre. Suffit-il de le savoir pour s’en émanciper ? Je suis la première à me tirer des balles dans le pied. Explosant tôt ou tard si je prends sur moi, ce qui renforce ma réputation de jalouse et d’hystérique, quand mes contradicteurs jouent les adultes calmes et responsables.

Être une mère avant d’être une fille

Chaque retour en France est devenu une source de tension, y compris avec mon mari, qui ne supporte plus d’être inféodé aux contraintes des autres. Il faudrait évidemment s’éloigner, faire autrement, mais je n’ai pas encore trouvé comment, sans priver mes enfants de leur famille maternelle. Alors, je m’apaise comme je peux, en me rappelant d’où mes parents sont partis. Mon père, idolâtré par ses sœurs dans une famille sans père, ma mère, aux prises avec une mère peu aimante. Comme dans tous les arbres généalogiques, un continuum de préjugés et de silences dont chacun s’accommode avec les moyens du bord. C’est ce carcan qui m’a poussée à aller consulter. Et c’est ce qui m’est arrivé de mieux. Parce que j’ai pu aborder la maternité avec des attentes assez réalistes, en m’interrogeant sur ce que je pouvais faire pour écouter mes propres enfants, les voir pour ce qu’ils sont, les enfermer le moins possible dans des projections. Ils auront évidemment un tas d’autres choses à me reprocher, mais je suis une mère bien plus heureuse que je ne l’aurais parié à 25 ans, quand il était déjà clair que mon frère serait l’héritier. Et sa descendance, la branche royale de la famille. Épouser un étranger, me construire loin des miens m’a permis d’échapper à cette ombre. Au quotidien, je suis une mère avant d’être une fille, sœur, tante, fonctions qui, dans ma famille, supplantent toutes les autres. C’est même un des seuls domaines de ma vie où je n’ai pas de complexe d’imposteur ! Je ne suis pas parfaite, c’est certain, mais, au moins, je n’ai aucun mal à prendre et à aimer cette place de mère. Ce qui n’était franchement pas gagné, je dois l’avouer. Avoir deux garçons a presque été un soulagement, parce que j’avais une peur bleue de faire peser sur une fille la même chose que ce qui a pesé sur moi. Avec Sabine, qui a des fils elle aussi, on se félicite de pouvoir les considérer comme des personnes à part entière et pas seulement des projections de nous-mêmes. Quant à mon père et à ma mère, j’essaie quand je rentre en France de les laisser être les grands-parents de mes enfants, ce qu’ils font fort bien. Et c’est déjà ça.

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