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C’est mon histoire : « Ma mère a gâché mon premier amour »

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UNE LETTRE D’AMOUR comme un linceul

Quand je pense que, ce vendredi matin de janvier 2004, ma mère est entrée dans ma chambre, la mine défaite, pour lâcher d’un ton éploré : « Je suis triste, parce que tu as du chagrin », alors qu’elle a manœuvré dans mon dos pour faire basculer ma vie. J’ignore alors ses manigances, mais mon instinct m’incite à la défiance. Quelque chose en elle respire la satisfaction. Elle est mauvaise comédienne. Ou trop heureuse, me dis-je aujourd’hui, pour contenir sa joie de m’avoir enfin à sa merci, recroquevillée de détresse au fond de mon lit.

Mon corps entier est meurtri

J’ai 17 ans et, ce jour-là, je sèche les cours, trop dévastée pour mettre un pied dans le monde réel. La veille, j’ai reçu la lettre de rupture de Fabian, qui a un an de plus que moi. Une lettre si belle, si tendre, si incompréhensible. Une déclaration d’amour qui balaie toutes celles qu’il m’a écrites jusque-là. Une lettre qui rappelle les promesses de notre futur. Qui dit l’envie. Le désir. Et l’avenir soudain impossible. Une lettre qui vomit les regrets. Cruels, indépassables, mais qu’il faut faire nôtres désormais. Une lettre d’amour comme un linceul. Une lettre que j’achève, le souffle court. Je vais en mourir, c’est sûr. Fabian est mon premier amour et le sentiment d’abandon a la brutalité d’un passage à tabac. Mon corps entier est meurtri. Nous avons pris l’habitude de nous écrire, car ma mère surveille mes e-mails sur l’ordinateur familial. Depuis que mon père a demandé le divorce, son caractère a changé. Je me sens captive. Au prétexte du bac, elle contrôle tout de ma vie. Je n’ai jamais le droit de sortir. Par chance, elle travaille un week-end sur trois, je retrouve alors Fabian en secret. Il m’attend aussi, dans sa voiture, à la sortie du lycée, et on se voit entre mes cours.

FAITS l’un pour l’autre

Nous nous sommes rencontrés dix-huit mois plus tôt à un stage de Windsurf dans les Landes. L’alchimie est immédiate entre nous. On a l’impression de se connaître depuis toujours. Il étudie la biologie et nourrit de grands projets de recherche. Moi, je vais entrer en fac d’économie. On va sauver le monde ensemble, on en est certains. Même nos désaccords nous tirent vers le haut, on est vraiment faits l’un pour l’autre. Une fois nos masters en poche, on partira étudier aux États-Unis avec une bourse. On aime faire l’amour ensemble aussi. Beaucoup. Dans une fusion renversante. On s’installera ensemble après le bac, et, dès décembre, on réserve une chambre de bonne, qui se libérera à l’été. Ce sera notre royaume. Ses parents sont d’accord pour se porter caution, en plus de nos deux jobs d’étudiants. On a tout pour nous. On est heureux. Simplement heureux. J’ai rencontré l’homme de ma vie.

Quelque chose de grave a dû arriver

Je passe les fêtes de fin d’année chez mon père, qui vit en Allemagne à présent, et Fabian doit me rejoindre le 30 décembre. Accaparé par sa nouvelle vie, mon père a la culpabilité tolérante, il accepte de l’accueillir. Et puis, j’aurai 18 ans, en septembre. On s’envoie des SMS et on s’appelle tous les trois jours sur la ligne fixe de ses parents. La révolution de l’illimité n’a pas encore eu lieu, téléphoner coûte cher. Sa mère m’a adoptée, lorsqu’elle décroche, elle a toujours un mot adorable : « Tu sais, Fabian parle de toi tout le temps » ou « Pour votre petit “chez vous”, j’ai vu de jolies assiettes ». Mais le 30 décembre, le voyage de Fabian est annulé « à cause d’un empêchement familial ». Son appel, incroyablement succinct, tranche avec nos habitudes. Quelque chose de grave a dû arriver. Malgré ses « Je t’aime, je t’embrasse fort fort fort », il n’est pas comme d’habitude. Le soir, seuls le répondeur familial et sa messagerie de portable me répondent. Aucun SMS. Aucun signe. Ce doit être vraiment grave.

Le 2 janvier, sa mère décroche enfin : « Bonjour Pauline », mais sans me laisser le temps de lui souhaiter la bonne année, elle pose le téléphone. Méconnaissable. « Je te rappelle, je t’aime », me dit juste Fabian. Puis sa lettre est arrivée. Mes appels et mes SMS resteront vains. Pendant des semaines, je fouille les recoins de mon cerveau dans une boucle de folie pour tenter de comprendre, car on croit toujours qu’on mérite ce qu’on nous fait. Qu’ai-je dit ? Quelle faute ai-je commise ? Je maudis la lâcheté de Fabian, abjecte, je le hais même, mais je n’arrive pas à lui en vouloir non plus. Comme si je pressentais la pièce manquante au dossier. Préparer le bac me sauve, puis je prends le large pour un Erasmus aux Pays-Bas. J’y rencontre mon compagnon actuel et je fais ma vie là-bas. Sans jamais vraiment oublier Fabian, mais sans penser à lui non plus. Il est un souvenir flottant, que la mémoire ne se résout pas à classer.

QUINZE ANS APRÈS la vérité crue

Quinze années passent. Jusqu’à ce que, il y a quatre ans, en vacances chez des amis, l’une des convives évoque un Fabian, chercheur en biologie moléculaire, qui arrive dans quelques jours. Le prénom n’est pas si fréquent, je demande son nom de famille. C’est lui. Il vit en Californie, mais il vient pour l’été. « Un ami de lycée, perdu de vue », ai-je éludé. Dès lors, l’intranquillité s’installe. J’ai peur. De le revoir, non par crainte de réveiller mes vieux sentiments, mais parce que je vais enfin savoir. Le jour J, il n’est pas plus à l’aise que moi, nous surjouons la légèreté, au milieu d’amis qui se réjouissent pour nous de ces retrouvailles : « Qu’est-ce que tu deviens ? Ta vie est comment ?, etc. » Notre embarras réciproque suinte le non-dit. Malgré le rosé, j’ai l’ivresse lucide, l’inconscient résiste, je ne trouve pas le courage de lui demander « Pourquoi ? », jusqu’au lendemain au marché. Je me lance. « Ta mère ne t’a rien dit ? » s’étonne-t-il entre les étals. « Non, rien. Pourquoi, elle savait ? » « Ta mère a porté plainte contre moi pour détournement de mineure. Elle devait retirer sa plainte après la rupture, mais elle l’a maintenue. C’est allé jusqu’au tribunal. Heureusement, à la fin, il n’y a pas eu de poursuites. Cela a été classé sans suite. Voilà… », résume-t-il.

L’étincelle de l’amour s’est éteinte, mais une douceur nous lie

Je suffoque, à en faire une crise d’asthme, foudroyée par l’inconcevable. Comment a-t-elle pu me faire ça ? Comment une mère peut-elle duper son enfant ? Et s’octroyer un tel droit sur sa vie ? Je comprends soudain le malaise que je ressentais en présence de ma mère, nos rapports distendus, l’éloignement affectif renforcé par la distance géographique, jusqu’à son décès. Je comprends aussi pourquoi j’ai conservé pendant quinze ans mon journal intime, contenant la lettre de Fabian, sans jamais le relire. Il est le témoin de cette année-là, fondatrice de ma vie. Comme si, inconsciemment, quelque chose me disait qu’il importe de ne pas oublier qu’on a mordu la poussière et qui nous l’a fait mordre. « C’est toujours le mal qu’on nous a fait qu’on essaie de se pardonner », écrit Virginie Despentes dans « Cher connard ». Cette phrase me bouleverse jusqu’au fond des entrailles. Je comprends à présent la colère sourde qui m’habite depuis quinze ans, et les coups de blues qui surgissent quand il n’y a pas d’ombre dans ma vie. Ma mère a dû être si malheureus

e pour en arriver à tant de malveillance. À l’époque, mon père l’a quittée, mon frère étudie à 650 kilomètres, sans moi, sa vie n’est qu’un champ de ruines et de solitude. Je reste la seule béquille à sa portée. Une proie qu’elle ne veut pas – ne peut pas – laisser s’envoler. Comme l’enfant qui préfère casser son jouet plutôt que le prêter. Ce vendredi de janvier, il y a dix-neuf ans, je suis aussi seule qu’elle. J’ai rouvert mon journal, je lis ce que j’y ai écrit, ma mère me répète : « On est toutes les deux, ça va aller, on est bien ensemble. » Quelle aurait été ma vie avec Fabian ? Qui serions-nous devenus ? L’étincelle de l’amour s’est éteinte, mais une douceur nous lie, l’empreinte de l’affection de deux personnes qui, à l’aube de leur vie, se sont suffisamment aimées pour envisager de la passer ensemble.

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