Santé

« Je n’arrive plus à rencontrer des hommes autrement et sans sexe » : sur Grindr, la santé mentale en berne

Sur Grindr, une mosaïque de profils défile. Torse nu, en selfie, les fesses tournées vers l’objectif, les hommes se succèdent et répondent vite aux sollicitations. Sur une carte interactive, les utilisateurs peuvent voir qui se trouve près d’eux. Si le courant passe, ils arrangent un plan pour se retrouver et, souvent, coucher ensemble. L’application de rencontres homosexuelles compte des millions d’utilisateurs à la recherche de plans rapides. Mais ils sont de plus en plus à se lasser de ce grand « marché » où l’on consomme du sexe et où l’on abime parfois sa santé mentale.  

 Lire aussi >>  Maxime, dégouté de Grindr : « C’est un supermarché, un gouffre sans fin »

« Je recherche toujours mieux, toujours plus » 

Pas d’artifice ou de phrase d’accroche sur Grindr. « Tu fais quoi ? » ou « Dispo ce soir ? » suffisent pour enclencher le contact et prévoir de rencontrer l’un des milliers d’utilisateurs de la plus grande plateforme de rencontres homosexuelles. Rémi, 26 ans, ne se reconnaît même plus. « Les gens parlent d’une manière très directe et étrange sur cette appli, donc tu finis par faire pareil et tu rentres dans un schéma qui n’est pas le tien. C’est un vocabulaire qu’on t’impose presque. Le Rémi de la vraie vie n’est pas le même que celui de Grindr, c’est pratiquement un dédoublement de personnalité. Je peux être hyper cash et tactique par message, c’est normal que des gens soient dégoutés. Parfois, on est deux, et je regarde mon téléphone pendant l’acte, à la recherche d’une troisième personne. Je recherche toujours mieux, toujours plus… J’y vais comme si je n’avais rien à perdre, en “mode consommation” », explique le jeune homme, qui a réinstallé l’application quelques mois après sa séparation.  

Depuis, il se sent dépassé par Grindr, qu’il dit utiliser principalement par ennui. « Mes amis ne sont pas là, je me sens très seul. Au départ, je cherchais du sexe et j’en trouvais très facilement. Mais je n’avais pas un rapport dérangeant à l’appli. Puis, j’ai revu un garçon que j’avais rencontré là. On a fait plusieurs rendez-vous assez romantiques, jusqu’au jour où il m’a posé un lapin. Quand je suis retourné sur Grindr le soir-même, j’ai vu qu’il était chez lui avec plusieurs autres mecs. Sur son profil, on pouvait lire “Deux mecs cherchent un troisième”. J’ai été blessé et, depuis, j’ai développé des réflexes malsains sur l’appli », confie Rémi, qui zoome sur la carte interactive. On y voit la géolocalisation des personnes autour de nous au mètre près. « J’ai passé la nuit à actualiser sa position. Ça a continué au travail, où je me cachais pour vérifier où il se trouvait. Je devenais presque fou, je connaissais presque ses coordonnées géographiques par cœur. » De son côté Simon*, 27 ans, a subi les conséquences de cette fonctionnalité, dans le sens inverse. « Il m’est arrivé deux ou trois fois que des utilisateurs me stalkent et c’est très angoissant », témoigne-t-il.  

« C’est du fast sex avec le premier venu » 

Simon a été accro à ce catalogue d’hommes disponibles pour à peu près tout, à peu près n’importe quand. « Je cherchais à combler un vide et à obtenir une validation. Aujourd’hui, c’est moins vrai parce que je suis parvenu à apprécier ma propre compagnie et que j’ai plus d’amis. Et cela parce que j’ai davantage confiance en moi », raconte Simon. « Mon utilisation de Grindr dépend de mon humeur et de mon état d’esprit. Je l’utilise quand j’en ai envie et aussi par ennui, quand j’ai des besoins ou des désirs à assouvir. Je n’ai pas toujours l’application sur mon téléphone, si j’en ai marre, je la désinstalle pour plusieurs jours ou semaines. En ce moment, je crois que je la consulte deux ou trois fois par jour. Je suis davantage conscient de mes limites et je ne vais pas les compromettre juste pour une partie de jambes en l’air. Je préfère passer une soirée seul plutôt que de coucher avec un inconnu. »  

Difficile pour Rémi d’en faire autant. Il se réveille parfois en pleine nuit et attrape son téléphone. En deux clics, un inconnu le rejoint chez lui et assouvit cette pulsion qui l’envahit de plus en plus souvent. « Je suis capable de me lever à 5h du matin pour aller chez quelqu’un. Devant la porte, je pense : “Mais pourquoi je fais ça ?”. Puis je fais un ‘walk of shame’ jusqu’à chez moi, alors que je commence le travail à 9h du matin. » Dans le formulaire qui précède la prise de la PrEP (traitement préventif contre le VIH, N.D.L.R.), une question concerne l’addiction au sexe. « Le mois dernier mois, j’ai couché avec une trentaine de personnes. En moyenne, deux ou trois par semaine, tout en sachant qu’il m’arrivait de coucher avec plusieurs personnes en même temps », raconte Rémi, dont « les journées se ressemblent ». Manque de sommeil, sentiment de honte, estime de soi fissurée, il coche la case de l’addiction au sexe. « Au début, tu es exigeant. Tu regardes attentivement les profils, tu essaies de te faire plaisir. Après, c’est du fast sex avec le premier venu. Si tu te prends un vent, il y en aura toujours un autre. Et plus tu te fais ghoster, plus tu te rabats sur des profils qui ne t’intéressent pas, et plus c’est déceptif. » Malgré tout, il continue d’utiliser Grindr, tout en étant conscient de l’addiction qui le gagne. Comment s’en détacher ? « Un ami m’a dit que s’il n’avait pas trouvé de plan après 21h, il fermait l’application. Moi, j’ai l’impression que c’est en rencontrant la bonne personne que je pourrais m’arrêter. »  

Seul et en manque de validation 

Si, selon les deux hommes, Grindr permet de vivre librement sa sexualité et d’assouvir ses fantasmes sans tabou, le fonctionnement de l’application et les comportements qui y sont normalisés peuvent aussi changer les habitudes sexuelles de ses utilisateurs ou les inciter à repousser leurs limites. Sur Grindr, il faut s’adapter à la demande. Au point de se sentir poussé dans ses retranchements pour ne pas « décevoir » ou ne pas se sentir rejeté. Et même de subir des abus. Le choix des partenaires sur Grindr « répond à des normes virilistes », d’après Rémi, dont le physique androgyne l’exclut d’office de certaines rencontres. « Beaucoup pensent que je suis “passif” parce que je suis élancé et aux cheveux longs, alors que le physique ne détermine pas nos préférences sexuelles. J’ai peur de décevoir en annonçant que je ne souhaite pas être pénétré. » Et si l’on n’arrive plus à trouver de personnes avec qui coucher, sommes-nous prêts à passer outre certaines limites et critères sexuels pour obtenir cette endorphine tant recherchée ? Mis devant le fait accompli, Rémi a ainsi franchi ses limites, comme la pénétration, le port du préservatif ou la drogue. « J’ai des comportements que je n’avais pas avant. Parce que d’autres gens le font, je me dis que c’est ok. » Simon regrette lui aussi certaines de ses rencontres Grindr. « J’ai pu revoir mes exigences à la baisse et me trahir, d’une certaine façon. Parce que je me sentais seul et que j’avais besoin d’une forme de validation. Par exemple, coucher avec un mec et me sentir un peu coincé une fois la partie de jambes en l’air commencée. Je me suis senti un peu obligé de continuer et de me laisser faire », explique-t-il.   

Grindr et les relations stables, deux antonymes ?  

Grindr complexifie aussi nos rapports aux autres. Comment faire des rencontres sérieuses quand on est habitué à des plans qui se font en quelques minutes, une liste détaillée des désirs et de fantasmes sexuels envoyée par message avant chaque rencontre, des conversations sans détours et qui ne laissent de place à aucune forme d’intimité ?  « Je crains que ça n’amenuise notre capacité à forger des relations sérieuses », juge Simon. « J’ai peur que l’appli ne finisse par ressembler à un “marché” à certains égards : on va vers ce qui nous semble le plus alléchant, le plus conforme à nos goûts et fantasmes, on évite tout un pan complexe des relations humaines et l’on devient frustré de ne pas trouver un partenaire-objet pour assouvir nos pulsions, principalement dans les plans culs. » 

Grindr rend-il incapables d’avoir des relations stables et saines ? De rencontrer la bonne personne ? Si Simon est optimiste, « bien que les belles histoires soient rares », précise-t-il, Rémi se sent enfermé dans un cercle vicieux. Il lui semble compliqué de trouver une relation sérieuse sur le réseau. Habitué à cette consommation « à la carte », il peine à prendre le temps de découvrir quelqu’un autrement que par un biais sexuel.  « Je ne rencontre des mecs que via l’appli, car j’ai la flemme d’aller en date classique. Je n’y arrive plus. Il est plus simple pour moi d’envoyer un nude ou d’en recevoir un. Cette application est sexuelle. Alors, je débloque la situation par le sexe et, peut-être qu’ensuite, on peut imaginer d’aller plus loin. Mais comme la relation est basée sur une rencontre sexuelle, ça doit influencer l’autre personne, qui ne me connait que par ce prisme-là. » Aujourd’hui, Rémi se dit incapable de désinstaller l’application, contrairement à Simon. « Je pense ne pas savoir faire autrement. Je crains d’être gênant dans la vraie vie, pas à la hauteur ou que le mec ne cherche que du sexe alors que, moi, j’y mets de l’intention. J’ai rencontré un seul homme bien sur Grindr et il m’a ghosté. Alors, je veux chercher encore par espoir de trouver le bon. Mais, paradoxalement, je ne parviens pas à imaginer entretenir une relation sérieuse. Soit je vais m’ennuyer vite, soit une semaine va passer et, dans ce laps de temps, j’aurais eu le temps de coucher avec quatre personnes. » 

Continuer la lecture

close

Recevez toute la presse marocaine.

Inscrivez-vous pour recevoir les dernières actualités dans votre boîte de réception.

Conformément à la loi 09-08 promulguée par le Dahir 1-09-15 du 18 février 2009 relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel, vous disposez d'un droit d'accès, de rectification, et d'opposition des données relatives aux informations vous concernant.

Afficher plus
Bouton retour en haut de la page