Santé

Lauren Bastide : « Renvoyer les femmes à la folie a toujours été une façon de déprécier leurs discours »

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Lauren Bastide lève le tabou sur la santé mentale. La journaliste et autrice écoféministe a annoncé la fin de son podcast désormais culte « La Poudre », le 21 décembre dernier. Après sept années de conversations engagées avec plus de 250 femmes inspirantes, des écrivaines, des militantes, des femmes politiques, la figure incontournable du féminisme ouvre un nouveau chapitre de sa carrière. Avec « Folie Douce », Lauren Bastide explore le bien-être psychique, émotionnel et cognitif de ses invités. Dans le sillage de ses travaux sur les luttes féministes et antiracistes, et de ses dernières œuvres littéraires « 2060 » (Éd. Nouvelle lune) et « Courir l’escargot » (Éd. JC Lattès), cette nouvelle aventure est loin d’être le fruit du hasard…

ELLE. – Après « La Poudre », sur des enjeux féministes, vous lancez « Folie Douce », sur la santé mentale. En quoi ces deux thématiques sont-elles intimement liées ?   

Lauren Bastide. « Folie Douce » est la prolongation naturelle de ce que j’ai fait pendant sept ans avec « La Poudre ». En effet, il y a énormément d’aspects qui connectent  le féminisme et la santé mentale. On sait par exemple que l’histoire de la psychiatrie est étroitement liée à celle de la domination et de l’oppression des femmes. Le film « Le bal des folles », de Mélanie Laurent, adapté du livre de Victoria Mas, explique très bien la manière dont on a pathologisé la santé mentale des femmes pour l’essentialiser, la relier à leur utérus, à certaines prédispositions biologiques, et comment cela a entraîné des violences médicales. On sait aussi que le fait de renvoyer les femmes à la folie a toujours été une façon de déprécier leurs discours et d’alimenter les mécanismes sexistes qui consistent à penser qu’elles ne peuvent pas avoir une parole d’autorité ou une pensée rationnelle.

« Déclencher une prise de parole sur les émotions est un geste féministe. »

Plus concrètement, les violences sexistes et sexuelles entraînent des mécanismes de dissociation, d’amnésie traumatique, qui m’ont amenée très souvent à parler de traumas et à me renseigner à ce sujet. Les violences patriarcales entraînent des troubles psychiques dont souffrent énormément de femmes, mais pas que. Et je crois aussi que déclencher une prise de parole sur les émotions, inciter tout le monde à prendre la parole sur ses vulnérabilités, ses failles et ses passages à vide, est un geste féministe. Pour moi, on changera la société le jour où l’on sortira de ce schéma de pensée viriliste et patriarcal, qui considère qu’il faut être fort, invincible, pour avoir une valeur dans la société.

ELLE. – Comment votre engagement féministe affecte-t-il votre propre santé mentale ?  

L.B. Dans un premier temps, je dirais que mon engagement féministe m’a aidée à aller mieux. Les actions que j’ai pu mener, les œuvres que j’ai pu créer pour faire progresser les droits des femmes, m’ont aidée à canaliser énormément d’émotions qui auraient pu être autodestructrices.

En revanche, quand on s’expose médiatiquement en tant que femme, qu’on porte des idées politiques et féministes, on est la cible d’énormément de critiques, voire de cyberharcèlement, dont j’ai moi-même été affectée psychologiquement, même si je tiens à préciser que je suis quand même très privilégiée dans l’espace public et médiatique, parce que je suis une femme blanche et que j’ai cette façon de me présenter qui est conforme à ce qu’on attend des femmes dans la société. Et puis on s’épuise aussi à se frotter à des thématiques très difficiles comme le viol, le féminicide, le harcèlement. Pendant plusieurs années, j’ai connu des passages à vide, des moments d’épuisement, de burn-out.

ELLE. -Dans l’épisode consacré à Rokhaya Diallo, vous la questionnez sur sa capacité à résister aux attaques qu’elle subit de plein fouet. Et vous, comment vous protégez-vous du cyberharcèlement ? 

L.B. Je suis très admirative de la faculté qu’a Rokhaya Diallo à résister aux attaques, je me suis toujours demandé comment elle y parvenait. C’est pour cette raison que j’ai eu envie de la recevoir dans « Folie Douce », et c’était passionnant de l’entendre parler de ses secrets – un cercle de proches sur lequel elle s’appuie, un soin apporté à son sommeil, à ses loisirs, pouvoir aussi, parfois, déconnecter des sujets de son travail pour se recentrer sur elle. Ce sont des choses que moi aussi j’ai appris à faire avec le temps. Néanmoins, aujourd’hui, les épisodes de cyberharcèlement que j’ai vécus font que je prends beaucoup moins la parole publiquement qu’avant. Quelque part, cette intimidation a un tout petit peu fonctionné, et j’utilise beaucoup moins les réseaux sociaux pour donner mon opinion politique.

ELLE. – Comment fait-on en tant que militante, quand on a conscience de toutes ces discriminations, du fait que la planète brûle et que le monde s’effondre, pour tenir le coup ?  

L.B. Le thème de la fatigue militante est quelque chose qui revient très souvent quand on discute avec des personnes activistes, qu’elles soient écologistes, féministes ou encore antiracistes. Comment faire ? Comment résister ? J’ai envie de parler de self-care, de soin de soi, même si c’est une notion qui, je trouve, a été un peu galvaudée – le self-care, ce n’est pas forcément s’acheter une crème de jour ou faire des choses un peu superficielles pour oublier les thématiques qui nous angoissent. Le soin de soi, ça passe par une écoute de ses propres émotions, une compréhension de ses mécanismes. Plus on connaît son cerveau, plus on comprend comment on fonctionne, plus on est apte à résister au quotidien, et ça, c’est quelque chose que j’ai mis énormément d’années à comprendre. Grâce à la thérapie – parce que j’ai eu la chance de suivre une thérapie, ce qui n’est pas accessible à tout le monde – j’ai compris que le repos, le sport, l’alimentation, l’écriture introspective et le lien aux autres, avaient la faculté de me renforcer et de me rendre plus apte à mener ces combats-là. Tout est une question d’équilibre entre le don de soi et le retour sur soi.

« J’ai mis des années à comprendre que je souffrais de stress post-traumatique. »

ELLE. – Dans « Folie Douce », vous évoquez une épreuve très douloureuse de votre vie, celle de la mort de votre sœur… 

L.B. La mort de ma sœur a été un traumatisme dans ma vie. C’était une mort violente, brutale, qui m’a profondément modifiée et qui a fait que j’ai passé plusieurs années à être assez dissociée, à perdre le contact avec mes émotions. J’ai mis beaucoup d’années à comprendre qu’un certain nombre de manifestations que je pouvais avoir, de dysrégulations émotionnelles ou de moments où je ne me sentais plus capable de continuer, étaient en fait des réminiscences traumatiques. Comprendre que c’était du stress post-traumatique, ça m’a aussi permis de le traiter, notamment grâce à l’EMDR. Mais parfois, ça peut prendre des années.

ELLE. – Dans notre société, il y a une injonction à aller bien. Pourquoi la santé mentale est-elle si taboue ? 

L.B. On vit dans une société où l’on ne parle pas des émotions, où l’on n’apprend même pas à les nommer. C’est quelque chose qui, pour moi, devrait faire partie des apprentissages qu’on transmet aux enfants, à l’école. Parler de santé mentale, ça veut dire parler de tristesse, de honte, de vulnérabilité, de peur, de moments où l’on n’est plus apte à affronter le monde. Et c’est complètement lié au fonctionnement patriarcal mais aussi productiviste, capitaliste de la société. On a une injonction permanente à performer. Probablement que vous avez des personnes autour de vous qui ont traversé une dépression, un deuil très difficile, qui ont des troubles du comportement alimentaire (TCA), des troubles obsessionnels, et ce sont des choses qui sont honteuses, cachées, tues, qu’on ne partage parfois même pas avec son cercle le plus proche. Moi, je crois qu’à l’inverse, assumer ses faiblesses dans le monde, c’est ça la force et le courage. 

« Je réussis beaucoup mieux qu’avant à nommer mes coups durs. »

ELLE. – Dans votre vie personnelle, parvenez-vous à assumer pleinement votre propre santé mentale face aux autres ? 

L.B. Je réussis beaucoup mieux qu’avant à nommer mes coups durs, une période d’anxiété, de déprime ou de fatigue. Aujourd’hui, je suis capable de les identifier, grâce à la thérapie comportementale et cognitive (TCC) que je suis encore aujourd’hui. Quand on commence à reconnaître les symptômes de l’anxiété, on arrête d’imposer un mécanisme qui consiste à toujours chercher autour de soi les causes de son mal-être. Je sais aussi verbaliser ma santé mentale de façon non-violente à l’attention de mes proches, et ça change tout. 

ELLE. – Votre livre « Courir l’escargot » est une ode à la lenteur. Nos modes de vie à cent à l’heure jouent-ils aussi sur votre santé mentale ? 

L.B. Bien sûr que la façon dont on vit, et surtout dans les grandes villes aujourd’hui, n’aide pas à s’écouter. Ralentir, comme je le préconise dans « Courir l’escargot » – d’ailleurs, je l’ai tatoué sur mon bras – respirer, marcher dans la nature, se rappeler qu’il y a des oiseaux, des arbres, des choses qui apaisent immédiatement, sont l’une des clés de la santé mentale. Je pense aussi que cette idée d’accélération et de ralentissement peut s’appliquer au savoir qu’on consomme. J’ai l’impression qu’une idée a mieux le temps de pénétrer dans un cerveau quand elle s’étale sur plusieurs pages. C’est aussi pour ça que je crois beaucoup aux livres et aux podcasts.

ELLE. – La solitude et la mort sont aussi évoquées dans ce livre. Quelle place prennent-elles dans votre vie ? Quel rapport entretenez-vous avec elles ?

L.B. La solitude est une thématique qui m’intéresse énormément, je suis d’ailleurs en train d’écrire un livre à ce sujet. Virginia Woolf, dans « Une chambre à soi », était déjà en train d’aller dans cette direction-là, mais l’injonction au soin, à la connexion aux autres, à l’hétérosexualité, à la maternité, font que dans un parcours de femme, on a rarement l’occasion d’être vraiment seule avec soi et ses pensées. Aussi, la solitude au sens de l’isolement, de l’esseulement, peut être une source de mal-être et d’angoisse très profonde. C’est un endroit de paradoxes que j’essaie d’explorer, sachant que j’ai réussi ces dernières années à faire apparaître dans ma vie des plages de solitude qui ont été salutaires pour ma propre santé mentale. 

« Si je veux que mes invité·es partagent leur vulnérabilité avec moi et les personnes qui vont les écouter, c’était important que je montre l’exemple. »

ELLE. – Dans « Folie Douce », vous vous confiez notamment sur les pensées suicidaires qui vous ont traversées, sur les épisodes dépressifs que vous avez vécus. Ce podcast n’est-il pas une forme de thérapie ?  

L.B. « Folie Douce » pourrait être une forme de thérapie, dans le sens où je suis dans cette démarche de tomber les masques. Peut-être que dans « La Poudre », j’ai entretenu une image de journaliste très carrée, très experte, et que je me suis longtemps cachée derrière mes invitées. Là, j’ai décidé de m’exprimer plus à la première personne, d’être plus transparente. Si je veux que mes invité·es partagent leur vulnérabilité avec moi et les personnes qui vont les écouter, c’était important que je montre l’exemple. Aujourd’hui, j’ai 42 ans, une petite carrière derrière moi, et je sais que des femmes plus jeunes me considèrent comme un modèle et une source d’inspiration. Je trouvais ça important de leur dire que moi aussi, j’ai mes failles, et que je ne suis pas aussi lisse que je l’ai prétendu pendant longtemps.

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