Santé

Le business de l’éco-anxiété : « Je n’ai pas les moyens de payer un éco-psy à 70 euros l’heure »

« Je ne comprends pas comment les gens peuvent se baigner tranquillement alors qu’il fait 32 °C en ce premier dimanche d’octobre », s’indigne Lucie, 22 ans. Depuis le méga-feu dans les Landes qui, l’été 2022, a ravagé jusqu’au jardin de ses grands-parents, cette étudiante en biologie à Bordeaux dévore toutes les infos concernant le dérèglement climatique. « On va droit dans le mur, j’en fais des insomnies et des crises de panique… »

Comme chaque nouveau signe d’une nature détraquée, les records de chaleur encore battus en septembre (mois le plus chaud jamais observé à l’échelle de la planète) alimentent l’éco-anxiété, qui se diffuse dans la société comme un virus. Le phénomène n’est pas nouveau, il a déjà été moult fois décrypté, mais il est exponentiel. Déjà en 2021, 70 % des 25-35 ans et 2,5 millions de Français tous âges confondus se déclaraient « éco-anxieux », dont 10 % « très fortement » (étude « The Lancet »). Être anxieux face aux conséquences inquiétantes du réchauffement est une réaction saine et lucide, mais à partir de quand cela devient-il pathologique ? À deux doigts d’abandonner sa licence (« Si l’avenir est foutu, à quoi bon continuer ? »), Lucie va mal.

De nouvelles prises en charge

À partir de quel moment bascule-t-on d’un constat objectif à une obsession qui peut mener à la paralysie, à la dépression, voire déclencher des pulsions suicidaires ? Vers quel genre de prises en charge se tourner, alors même que la définition de l’éco-anxiété ne fait l’objet d’aucun consensus scientifique ? Ce n’est pas une pathologie reconnue par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), elle ne figure pas non plus dans le classement américain des troubles mentaux (DSM-5). Face à la déferlante d’éco-anxieux, ce grand flou institutionnel ouvre grand la porte à tout… et parfois n’importe quoi.

Sur Internet, les offres de prises en charge spécifiques pullulent, tout comme celles de stages payants qui prétendent nous relier avec la nature. Du côté de Toulouse, une psychologue propose par exemple de s’engager « vers la transition intérieure et écologique » en participant à un « groupe de partage » en présentiel ou via Internet, pour 240 euros les six sessions de deux heures. « Tout ce qu’on me propose est cher, s’insurge Lucie, Je n’ai pas les moyens de payer un “éco-psy” à 70 euros l’heure ou un stage dans la forêt à 400 euros le week-end. »

Le marché de la formation à l’éco-psychologie est en plein boom

D’autant qu’il n’est pas simple de se retrouver dans la jungle des autoproclamés « éco-psys » ou « écocoachs », qui ne font l’objet d’aucune certification officielle. Certains cherchent à se structurer en association autoproclamée (comme Rafue, Réseau des professionnels de l’accompagnement face à l’urgence écologique, ou l’Association francophone d’écopsychologie). Du fait de l’explosion de cette détresse inédite, le marché de la formation à l’éco-psychologie est en plein boom… Et les cursus proposés sont parfois bizarres. Une formation propose « neuf mois de gestation » comprenant de la méditation de pleine conscience et des « bains de forêt », mais aussi des « éco-récits » ou du « land art » auquel il faudra ajouter un module d’« éco-spiritualité ». Une formation de « 226 heures » pour « 3 983 euros », au terme de laquelle certains se revendiqueront « éco-thérapeutes ».

L’éco-anxiété est-elle en train de devenir un nouveau far-west ? Heureusement, tout le monde n’a pas besoin d’une prise en charge spécifique. Pour la plupart de ces inquiets lucides, se mettre en contact avec des pairs, dans l’un des groupes de parole qui fourmillent partout en France, sera plus adapté (lire l’encadré ci-contre). C’est le chemin finalement emprunté par Lucie : « J’ai juste compris qu’il ne fallait pas rester isolé, je me suis inscrite à un groupe de parole gratuit pour étudiants. » D’autres choisiront de transformer leur angoisse en s’engageant sur le terrain associatif. Mais Pierre-Éric Sutter, psychothérapeute et consultant en « santé mentale au travail », fondateur de l’Observatoire de l’éco-anxiété (Obseca), s’inquiète pour les autres : « Je vois arriver dans mon cabinet de plus en plus d’éco-anxieux nécessitant une réelle prise en charge thérapeutique. Pour ceux-là, participer à une fresque du climat ou aller se reconnecter à la nature en embrassant des arbres ne sera pas suffisant. » Voilà pourquoi il a mis en ligne un questionnaire gratuit permettant de s’autoévaluer ( https://eco-anxieux.fr), selon « treize symptômes mis au point par des chercheurs néo-zélandais et australiens après les méga-feux de l’hiver 2019-2020 ». Avec bon sens, il conseille de « ne pas remettre sa santé mentale entre les mains de n’importe qui » et de se renseigner sur la formation d’une personne avant de prendre rendez-vous.

Savoir à qui on a affaire 

Mais faut-il avoir été spécifiquement formé à la catastrophe écologique pour pouvoir prendre soin d’un éco-anxieux ? Après tout, un psy sérieusement formé sait faire face à toutes sortes d’angoisses. Ce n’est pas l’avis de la coach et consultante Sylvie Chamberlin, autrice avec PierreÉric Sutter de « Bien vivre son éco-anxiété » (éd. Gereso) : « L’éco-anxieux voit le monde avec de nouvelles lunettes et il se sent très rapidement isolé et incompris, dit-elle. Si la personne à qui il vient demander de l’aide, psychologue ou psychiatre, ne prend pas son angoisse au sérieux, voire minimise le phénomène climatique comme cela m’a été rapporté, sa détresse sera plus grande encore. »

Journaliste spécialiste de l’environnement depuis vingt-cinq ans, Laure Noualhat, 49 ans, a vécu, il y a dix ans, un monumental burn-out écolo à force de documenter les ravages en chaîne de la catastrophe climatique pour le quotidien « Libération ». Dans « Comment rester écolo sans finir dépressif » (Tana Éditions), cette grande intranquille raconte avoir sauvé sa peau en quittant son boulot et Paris pour s’installer dans une petite ville de l’Yonne. « L’éco-anxiété ne peut pas devenir un business, pour la bonne raison qu’elle ne se guérit pas, balance-t-elle tout de go.

Ce mélange d’émotions basses comme la tristesse, la peur, l’impuissance ou la colère, qui peut nous tomber dessus à la lecture d’un rapport du Giec ou lors d’une canicule anormale, il faut apprendre à vivre avec. » N’a-t-elle jamais consulté d’éco-psy ? « À mon époque, cela n’existait pas. Mais pathologiser l’éco-anxiété, c’est passer à côté du sujet. On peut bien sûr aller chercher auprès d’un professionnel comment cette angoisse vient appuyer sur une fragilité psychique antérieure. Pour moi, l’avenir de la planète, c’est LE dossier suprême ! » Toujours éco-anxieuse, elle reste persuadée que le pire est certain. Elle a trouvé son équilibre à Joigny, ville fourmillant d’éco-lieux et d’initiatives collaboratives. « On forme une communauté d’environ 160 éco-anxieux qui savent qu’ils n’y arriveront pas tout seuls et qui ont changé de vie. On se donne des coups de main pour réparer une voiture, rentrer les stères de bois, on troque… Notre micro-société n’est pas coupée du monde, nous sommes juste reliés par le souhait de vivre l’instant présent le mieux possible. Croyez-moi, l’action et l’entraide sont les plus efficaces des anxiolytiques ! »

On peut traduire notre colère dans des luttes et rentrer le soir seul chez soi en très mauvais état psychique

Des lieux similaires se créent partout en France, où des gens de tout âge soignent leur éco-anxiété non pas en allant consulter mais en imaginant d’autres manières de vivre. Dans « Bifurquer par temps incertains » (Tana Éditions), Laure Noualhat raconte son tour de France à la rencontre de ses pairs. Et, à force de rencontres, elle a appris à se méfier des solutions miracles ou trop radicales : « Tous les militants de terrain expliquent qu’on ne doit pas être éco-anxieux, mais “éco-furieux”. On sent que cette colère monte. Mais on peut traduire notre colère dans des luttes et rentrer le soir seul chez soi en très mauvais état psychique. Ce n’est pas un hasard si de plus en plus d’écolieux proposent des ressources pour des militants en burn-out. Le burn-out, c’est ce qui pend au nez de l’éco-anxieux quand il décide de passer à l’action en vrac, à fond et dans le désordre. Il peut très vite se faire mal. Mieux vaut agir modestement, à son échelle, à sa manière… On sait bien que c’est la merde, autant essayer de vivre le mieux possible. »

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