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Alice et les infidèles : « Pour terminer en beauté, j’ai rejoint un groupe de sexoliques anonymes »

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Compressée contre la barre du métro, sur la ligne 1, je regarde les stations défiler. Concorde, Tuileries, Louvre-Rivoli… Je sors mon téléphone pour passer le temps. Je n’arrive pas à le déverrouiller. Mince, j’ai embarqué celui de mon mec, quelle conne. Je repasse mentalement mes derniers échanges avec Rabbit_Hole. Ce n’est pas une conversation, c’est une fringue Desigual. Rien ne va. Remarquez, la mise au point n’a pas été vaine. Je sais maintenant pourquoi mon ex amant n’a fait que se dérober à moi, prenant n’importe quel prétexte pour éviter toute rencontre IRL, allant jusqu’à se faire passer pour un designer franco-libanais de renom sur Instagram (lire les épisodes 14 et 15). J’ignore toujours qui il est mais au moins m’a-t-il avoué pourquoi il avait agi comme ça. 
Rabbit_Hole est un S.A. Un Sexolique Anonyme. Un dépendant sexuel et affectif. Le fameux soir de novembre où l’on a « matché » sur Gleeden, il venait de réactiver son compte après une énième altercation avec sa boss. Apparemment, elle lui fait vivre un enfer. Résultat, trois ans de sobriété foutues en l’air. 

La vérité éclate

La semaine dernière, alors qu’on réglait vigoureusement nos comptes sur Telegram, étendus dans nos lits respectifs, reclus dans nos appartements distincts, eux-mêmes encapsulés dans deux immeubles anonymes quelque part entre Paris et sa banlieue (selon la version officielle, Rabbit_Hole habiterait non pas Copenhague mais Suresnes), mon interlocuteur m’a assuré que le coup de foudre avait été bien réel. Plus d’une fois il avait failli céder à l’envie de me voir. Mais le fait de m’avoir menti sur son identité l’en empêchait, le protégeait, en quelque sorte, d’une rechute qui aurait pu lui être fatale. « Et puis tu fais très bien l’amour en virtuel » a-t-il ajouté dans un clin d’oeil émoji. C’est con mais ça m’a mis du baume au coeur. Mon ego a été si malmené ces derniers temps que je ne crache pas sur un compliment, aussi étrange soit-il.

Saint-Paul. Je joue des coudes dans la masse compacte des derniers touristes de l’été mêlés à quelques cadres sup’ hâlés pour m’extirper de la rame. J’emprunte l’escalator et sors de la station. Une fois dehors, faute de Map, je consulte le plan du quartier. J’avise le fronton de l’église qui se trouve derrière moi et repère sans mal sur la carte la rue que m’a indiquée Redouane au téléphone. 

Rabbit_Hole aura-t-il fait le déplacement comme je l’espère ?

Redouane est l’un des piliers de la fraternité S.A. Quand j’ai pris contact avec lui,  il m’a tout de suite offert de venir assister à leur réunion de rentrée. « Viens partager avec nous, tu vas voir, ça fait un bien fou. Je te promets que tu n’as rien à craindre, on est tout sauf une secte » m’a-t-il assuré d’une voix posée. Je me suis dit qu’il avait raison. Non pas que j’estime souffrir de quelque trouble – tout va bien, merci -, mais cette assemblée représente mon unique chance de débusquer Rabbit_Hole. Mon petit doigt me dit qu’il y a de fortes chances qu’il soit de la partie ce soir. Son parrain lui a fait promettre de reprendre les séances.

Je presse le pas sur le flanc de l’église pour rejoindre le presbytère. Mon coeur bat à cent à l’heure. Rabbit_Hole aura-t-il fait le déplacement comme je l’espère ? Si oui, comment le reconnaîtrai-je parmi les membres présents ? Je ne dispose que de peu d’éléments pour l’identifier. En zoomant sur son ultime « nude » encore visible sur Telegram, j’ai remarqué qu’il avait un tatou sous la clavicule gauche. Un tattoo de tatou, cet étrange mammifère à plaques cornées que les indiens d’Amérique considèrent comme leur animal-totem. Lorsque j’ai comparé avec les photos de Sayed, l’influenceur Instagram qu’il a prétendu être pendant des mois, j’ai remarqué que ce dernier n’en avait pas. Cela dit, je me vois mal interrompre un sexolique pour lui demander d’ôter son tee-shirt devant tout le monde. L’entreprise me semble aussi suicidaire que de proposer un bukakke en plein conseil de mollahs. 

ALICE ENTRE EN CÈNE

Dix-neuf heures trente. Je rabats la visière de ma casquette sur mon visage et pousse la porte paroissiale. Devant moi, quatre hommes se recueillent en silence, les yeux mi-clos, assis sur des chaises pliantes autour d’une table sur tréteaux. En toute logique, j’identifie celui du milieu comme étant Redouane, leur chef. Devant lui, un assortiment de thés et de tisanes ainsi qu’un thermos en inox. Je tousse humblement. Redouane ouvre un oeil et, d’un geste, m’invite à prendre place à sa droite. « À la droite du père », j’ânonne en moi-même dans un relent de catéchisme. J’attrape une chaise contre le mur et la déplie en faisant le moins de bruit possible pendant que les trois autres terminent leurs prières intérieures. Un à un, ils ouvrent les paupières. Redouane prend la parole :

« – Mes frères, ce soir nous accueillons Alice. » 

« – Bonsoir Alice », répondent les trois autres en choeur. J’esquisse un genre de namasté pour les remercier. 

Le maître de cérémonie poursuit :

« – Bienvenue à toi, Alice. Puisse cette fraternité t’aider à combattre ta luxure et te permettre d’atteindre la sobriété sexuelle. »

« – Euh merci… » Nouveau namasté.

Redouane jette un oeil à son portable.

« – Je profite de cette rentrée pour rappeler que la réunion démarre à dix-neuf heures pile. Je vous demande donc d’être ponctuels ou de me prévenir en cas de retard sur le groupe WhatsApp. »

Je plonge le nez dans les thés. J’étais pourtant persuadée que Redouane m’avait dit la demie. À l’autre bout de la table, un petit nerveux en t-shirt Von Dutch me fait comprendre par signes qu’il va m’ajouter sur le groupe après la séance. Je lui souris d’un sourire mystique. Hors de question de filer mon zéro-six à ce métrosexolique. Redouane poursuit :

« – Passons aux partages. Qui veut commencer ? »

Un quinqua à nuque frisottante lève une main ornée d’une chevalière. Redouane lui donne le top en déclenchant son chronomètre. Il se lance :

« – Bonsoir, Philippe, sexolique, sobre depuis le 4 janvier. Bon, je ne vous cache pas que l’été a été rude… Ma femme était en vacances. J’étais seul au bureau à Paris. J’ai eu des pensées et des regards inappropriés à l’égard d’une jeune collaboratrice. J’ai cherché le dessin de ses seins, de ses hanches, j’ai compulsé sur sa bouche… Quand j’ai rejoint mon épouse à la campagne, je l’ai trouvée vieille, plus du tout attirante. Une nuit, j’ai eu très envie de me m******** en pensant à cette jeune femme. Dieu merci, mon parrain était disponible au téléphone et il m’a aidé à surmonter mon attaque de luxure. Je me suis recouché et j’ai prié ma PS… »

Le petit nerveux s’empresse de traduire pour moi :

« – Ta puissance supérieure. »

Philippe reprend, impassible :

« – Oui, j’ai prié en me rappelant les paroles de Saint-Matthieu pour qui tout homme qui regarde une femme avec convoitise a déjà commis l’adultère. Au matin, j’ai contemplé ma femme et je me suis rappelé que moi aussi je vieillis, moi aussi je suis moins attirant. Je remercie le programme de m’aider à accepter mon impuissance face à la maladie et à me guider sur le chemin de la sobriété. Voilà, c’est tout pour moi. »

Redouane stoppe le chrono. Dans ma tête, j’élimine Philippe. J’imagine mal ce catholique pratiquant avec un tatou sur la poitrine.

Un homme à la forte corpulence et au visage pâle, vêtu d’une large chemise noire, soulève furtivement la main. Redouane relance le chrono. 

« – Ariel, sexolique. Demain, ça va faire un an que je suis sobre… » 

Von Dutch me fait passer un gobelet en plastique.

« – Mais hier soir, j’ai craqué. Je me suis connecté à des sites d’escorts trans », confesse Ariel en fixant ses ongles de main.

J’attrape le gobelet et pioche un sachet de Lipton Yellow.

« – J’ai même passé un coup de fil. Heureusement, elle n’a pas répondu… »

Je fais couler un filet d’eau du thermos. Des volutes brunes se déploient au fond du verre en plastique.

« – Je pensais avoir changé mais non. J’ai honte. J’ai honte pour ma femme et mes filles qui ignorent ce qui se passe dans mon cerveau malade. »

Ariel s’interrompt. Philippe pose sa main sur la sienne pour l’encourager à poursuivre. 

« – J’ai honte putain, j’ai honte ! Je suis sale ! Une grosse merde immonde et sale ! » 

Je porte le thé à mes lèvres. Amer et tiède. À l’autre bout de la table, Von Dutch me fixe de son regard lubrique.

« – Le pire, c’est que je vais y retourner. Je le sais. Parce que je suis un putain de pervers. Ça serait tellement plus simple si je me supprimais. Mais même ça, j’en ai pas le courage. Je suis un lâche ! »

L’alarme me fait sursauter. Ariel s’éteint. Comme si de rien n’était, son visage retrouve sa pâleur. 

Redouane se tourne vers Von Dutch :

« – Jérème à toi. »

« – Alice d’abord », me défie-t-il en souriant.

Je me fige, prise de panique. Je n’avais pas du tout envisagé de prendre la parole, seulement d’observer les autres dans l’espoir de démasquer Rabbit_Hole. Les quatre S.A ont les yeux braqués sur moi. Je retire ma casquette et me mets à énoncer timidement :

« – Alice, 37 ans, mariée, deux enfants. Sexolique débutante… »

Von Dutch ricane. Redouane lui jette un regard noir. Je m’accroche :

« – Il y a un an, je me suis inscrite sur un site de rencontres extra-conjugales. Je ne sais pas trop ce que je cherchais, je pense que je m’ennuyais. Dès le premier soir, j’ai rencontré un homme qui disait habiter au Danemark… »

Philippe hoche pieusement la tête. Ariel se met à ronger ses cuticules.

« – Je suis tombée amoureuse. J’étais tout le temps sur mon portable à guetter ses messages. On passait des nuits entières à se parler. J’avais l’impression qu’il me comprenait mieux que personne. J’en dormais plus… Pardon ! »

Je me baisse pour ramasser mon gobelet sous la table. Une salamandre dépasse de la socquette de Jérème. Damned, et si c’était lui ? Et si ce quéqué était Rabbit_Hole ? Le mythe s’effondre… Je remonte à la surface. Il me fixe plus intensément que jamais.

« – J’étais devenue super irritable. On a commencé à s’engueuler avec mon mari alors qu’avant ça nous arrivait jamais. Le pire ça a été notre lune de miel au Japon. Un vrai calvaire, car mon amant ne me donnait plus de nouvelles. Avec mes enfants, c’était compliqué aussi. Je criais beaucoup sur eux. Je n’avais plus aucune patience, plus envie de jouer… Je fuyais constamment. »

L’alarme retentit. Je décide de l’ignorer :

« – Le pire, c’est qu’il n’a jamais voulu me rencontrer. Il avait tout le temps une excuse. Sa mère à l’hôpital, ses voyages d’affaires, sa femme… Je lui en voulais d’être entré dans ma vie, d’y avoir foutu le bordel pour finalement disparaître sans assurer le SAV. J’ai cherché à combler ma frustration auprès d’autres hommes. Je me sentais rejetée, humiliée. J’ai failli coucher avec le dernier. C’était juste après avoir découvert que l’autre m’avait menti sur son identité. Je me suis pointée chez ce type, Nathan, mais il m’a repoussée lui aussi. J’étais à genoux devant lui, je le suppliais de bien vouloir me laisser le sucer… » 

Je m’arrête. Von Dutch fend le plastique de son gobelet. Ariel suspend le massacre de ses membranes. Philippe fait le signe de croix. Redouane touche mon bras. Doucement, il me dit que je dois m’arrêter là, que mon temps est écoulé. De plus, il est interdit de prononcer des mots explicites qui pourraient « déclencher » les autres membres. Je m’excuse et me ressers du Lipton pour me remettre de mes émotions. Redouane se tourne alors vers Jérème pour lui dire qu’on doit rendre la salle. Il n’aura pas la possibilité de partager ce soir. Tout le monde se lève. On replie les chaises, on décale la table contre le mur. On jette dans la poubelle nos gobelets en plastique. Philippe tend un billet de cinq euros à Redouane. Ariel fait de même. Jérème lui sort un billet de dix en lui précisant qu’il paye ma part. Cadeau de bienvenue.

Je suis condamnée à vivre parmi les miens sous le sceau du secret

Je sors du local sans dire au revoir. À quelques mètres du métro, j’entends quelqu’un m’appeler dans mon dos. Je me retourne. Von Dutch est là, ma casquette à la main. Il s’approche de moi pour me la rendre. Je la visse sur mon crâne, le remercie et dévale les escaliers les jambes chancelantes. Sur le quai, je saute dans la rame en vérifiant que je ne suis pas suivie. Je compte les stations qui me séparent de la maison. 

Arrivée chez moi, je me déchausse avec précaution. Tout est silencieux. Je remonte le couloir sur la pointe des pieds. J’entrouvre la porte de la chambre des enfants. Mon mari est en train de leur lire une histoire. Je les rejoins et me blottis contre eux. J’écoute d’une oreille distraite la fin de « Max et les Maximonstres » en égrenant mes innombrables péchés. Je me sens à la fois triste et soulagée. Triste car condamnée à vivre parmi les miens sous le sceau du secret, telle une éternelle pièce rapportée, mais rassurée de savoir que je ne suis pas seule dans ce cas. Avec les S.A, j’ai peut-être trouvé une seconde famille.

On porte nos enfants au lit. On les embrasse tour à tour en leur souhaitant bonne nuit. Une fois la porte refermée, mon mari me demande si j’ai déjà mangé. Non, j’ai la dalle. Ça tombe bien, il a fait un dahl. Je me mets les pieds sous la table devant mon assiette fumante. J’en hume les effluves en me remémorant que c’est ce plat que mon mec m’avait cuisiné pour notre premier dîner en amoureux, il y a dix ans. Je goûte ses lentilles corail. « Pas trop épicé ? » s’enquiert ma moitié. Je lui réponds que c’est parfaitement équilibré. Quelque part, un téléphone vibre. Mon mec se lève et disparaît dans le couloir. Il revient en me tendant mon iPhone. Sur l’écran, une notification WhatsApp de Redouane S.A : « J’espère te revoir la semaine prochaine 🙂 »

C’est la fin d’Alice chez les Infidèles, merci de votre fidélité ! 

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