Santé

Allô, Giulia ? : « Je préfère l’un de mes enfants »

« J’ai honte. J’ai honte, j’ai honte, j’ai honte.

Et ça fait une semaine que je suis en boucle. J’emmenais mes deux petits à l’école. Le grand, Enzo, a trébuché, et j’ai lâché la poussette pour le rattraper. Marcel était dedans, la poussette a glissé, et percuté une voiture – certes, à l’arrêt, garée, on était en sécurité sur le trottoir, mais quand même. Tout allait bien, plus de peur que de mal, mais sur le reste du chemin, j’étais pétrifiée : j’ai eu à choisir entre mes deux enfants, et j’ai choisi Enzo. Depuis la naissance de Marcel, j’ai cette espèce de vieux doute qui me trotte dans la tête… J’adore Marcel, évidemment. C’est mon fils. Mais ça a toujours été moins fort, moins intense qu’Enzo. Enzo et moi, c’est magique. On se comprend immédiatement – parfois, j’ai l’impression qu’il est dans ma tête. Et puis il est si gentil, si doux… Marcel, c’est un boulet de canon. On l’appelle « Taz », comme le diable de Tasmanie, qui détruit tout sur son passage. Il est vraiment rigolo, et cool, mais c’est un bulldozer… Qui s’énerve vite, qui tempête, qui rue dans les brancards, et j’avoue que j’ai assez peu de patience avec ça, ça n’est pas du tout dans mon tempérament… Heureusement pour lui que Jérôme, mon mari, est là. Pour le coup, les deux se comprennent très bien. Mais je culpabilise à mort… Se pourrait-il que, tout simplement, je préfère Enzo ? Quitte à mettre la vie de Marcel en danger ? » -Ophélie, 38 ans.

  

« Eh, eh, eh, Ophélie…

Vous n’avez pas « mis la vie de Marcel en danger » : vous étiez sur un trottoir, et dans un coin de votre tête, les voitures garées ont certainement fait office de barrière de sécurité. Il n’allait pas se retrouver au beau milieu de la rue, et, quelque part, vous le saviez. Sinon vous ne l’auriez pas lâché. Qu’est-ce qui me permet de l’affirmer ? C’est que vous m’écrivez. Que vous vous interrogez. Et que vous êtes suffisamment attentive et attachée à lui pour vous demander si vous êtes, avec lui aussi, une bonne maman – parce que c’est ça, au fond, le sujet.

 

Toutes les mères ne se remettent pas en question. Et pourtant, non, le lien à l’enfant n’est pas une évidence. Contrairement à ce qu’on essaye de nous faire croire, les femmes ne sont pas programmées pour être mères. Techniquement, la majorité d’entre nous peut tomber enceinte et accoucher, c’est vrai. Mais c’est tout. Et le plus complexe, le plus mystérieux, se joue ailleurs : dans notre vécu, dans nos croyances, dans nos attentes… Qui étiez-vous au moment où Marcel est né ? Où en était votre couple ? J’ai trois frères et sœurs. Demandez-nous de vous décrire nos parents, et vous aurez l’impression qu’on vous parle de huit personnes radicalement différentes – spoiler : ils n’étaient que deux, c’était les mêmes pour les quatre. Enzo arrive dans votre vie et il vous fait mère. C’est avec lui que tout bascule. Avec lui que votre identité, profondément, va se transformer. Ça, quoique vous fassiez, pensiez, espériez, vous n’y changerez rien. La place d’Enzo est celle-là.

 

Alors oui, ça donne, forcément, un lien intense, voire tripal : sa naissance est un fondement de celle que vous êtes aujourd’hui. Et puis vous êtes seule, en tête à tête, avec lui, pendant les neuf mois de grossesse, et puis les quatre mois de congé maternité, et puis les premières années : la fusion est possible. Elle ne l’est jamais avec le second, pour la simple et bonne raison que vous aurez toujours le premier dans les pattes – sauf à l’oublier sur une aire d’autoroute, mais je ne pense pas que ça ait été dans vos projets. Il l’est d’autant plus, dans vos pattes, qu’il voit votre ventre s’arrondir, il entend les pleurs dans le couffin, il sait son espace-temps modifié : il y a un élément de plus dans son équation, tout est à repenser. Pour lui, comme pour vous.

 

Il peut d’ailleurs, les premiers temps, assez mal le vivre, et vous avez sans doute vu l’être le plus doux du monde se mettre dans des colères que vous n’auriez jamais imaginé -si ce ne sont pas des colères, alors des pleurs, inconnus jusqu’ici, des bêtises qu’il n’avait jamais faites, mais tout, pour récupérer l’attention de sa mère, qu’il doit désormais partager. Vous, vous avez un couple à consolider, un corps à reconstruire, des nuits à nouveau avoinées… Alors : qui a foutu le bordel dans tout ce joli équilibre que vous aviez réussi à constituer ? Taz, évidemment. Et ça, parfois, vous pourriez avoir envie de le lui reprocher… Sans jamais oser vous le formulez : vous savez que ça n’est pas juste, vous savez qu’il n’a rien demandé, et que, s’il est là, il est le fruit de votre désir, et de votre volonté. Et alors… Qui est la méchante mère qui en veut à un petit garçon qui n’a rien fait de mal ? Vous – du moins, vous le croyez. Mais qui est le petit garçon avec la mule la plus chargée ? Enzo. Comme tous les aînés. A eux la to do list, à eux les critères à remplir, à eux la fiche d’objectifs : c’est sur eux que l’on projette le plus. Alors, bien souvent, ce sont ceux qui nous ressemblent le plus. Compenser des manques, et combler des failles, voilà ce qui les attend, au milieu de tonneaux d’amour, dès leurs premières heures sur terre… Bref, ils font le job. Et les suivants, en général, ont la paix. Et l’espace, dans un lien moins fusionnel (mais pas moins bon), pour devenir plus librement qui ils ont envie d’être.

 

A vrai dire, je ne suis pas sûre qu’être si près de sa mère qu’on habite dans sa tête soit le meilleur moyen de pouvoir respirer – on y arrive, rassurez-vous. Mais cette complicité, que vous évoquez, aussi chouette soit elle, peut aussi être une entrave… Marcel, comme tous les cadets, a dû se bagarrer pour se faire une place ? Tant mieux pour lui. Dans la cour de récré, il devra se faire une place. Dans la bande de copains, en terrasse de café, dans l’open space, il le devra aussi : lui, il saura faire. Ce que je tente de vous dire, chère Ophélie, c’est que la réalité est bien moins manichéenne que ce que l’on pourrait croire. Et que tout bouge. Enzo pourra, un jour, être beaucoup moins accommodant qu’il ne l’est, pour des raisons qui lui appartiennent – une maîtresse à côté de la plaque, une amoureuse qui le plaque… Et Marcel peut s’avérer, à ce moment-là, le plus gentil des petits garçons – d’autant plus facilement que la place du « gentil » sera laissée vacante. Ne les figez pas, Ophélie. Laissez-les grandir et vous surprendre. Laissez le lien grandir et vous surprendre. Faites-vous confiance. Et embrassez les bien pour moi. »

Continuer la lecture

close

Recevez toute la presse marocaine.

Inscrivez-vous pour recevoir les dernières actualités dans votre boîte de réception.

Conformément à la loi 09-08 promulguée par le Dahir 1-09-15 du 18 février 2009 relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel, vous disposez d'un droit d'accès, de rectification, et d'opposition des données relatives aux informations vous concernant.

Afficher plus
Bouton retour en haut de la page