Santé

Allô Giulia ? « Mon meilleur ami est accusé de viol sur mineur, comment prendre mes distances ? »

« Chère Giulia,

J’ai grandi avec Charlie, je le connais depuis toujours – nos parents étaient amis, mon premier copain de bac à sable, c’était lui… Il est parti, il y a quelque temps, s’installer en Grèce, où il est moniteur de voile. Le grand air, la mer, c’est son truc – il est hyper sportif. Et puis il a toujours eu un contact de dingue avec les enfants : il a commencé le baby-sitting bien avant moi, et toutes les familles où il bossait l’adoraient. Donc sa nouvelle vie, en gros, c’était hyper logique. J’imaginais qu’il y était enfin bien, lui qui a toujours eu du mal à trouver sa place… Je me disais même qu’il finirait, comme moi, par trouver l’ âme sœur – sur ce plan-là, pour le coup, j’ai toujours été en avance sur lui.

Bref, mon grand pote, mon grand frère était loin, mais le seul fait de l’imaginer heureux me donnait le sourire. Sauf que là, ça vient de partir en sucette complet. Une mère a porté plainte contre lui parce qu’il aurait abusé d’une gamine… C’est ma mère qui me l’a dit, au téléphone, et elle s’en étranglait : « mais tu te rends compte ? Faire ça à Charlie, lui qui est si gentil… Et ses parents, ils sont dans un tel état, si tu savais… Et la mère est complètement folle : elle a été jusqu’à porter plainte au commissariat, c’est dingue ! Bon, avec un peu de chance, ce sera classé sans suite et Charlie pourra reprendre sa vie comme avant »…

Et toucher des petits enfants ? Ça, je l’ai gardé pour moi, mais je n’ai pas pu m’empêcher de le penser. Je suis féministe. Militante. Je connais les chiffres. Je sais que ma mère a raison, et que vu comment la justice travaille sur ces affaires, celle-ci a toutes les chances d’être classée sans suite. Mais, je sais aussi que c’est très, très rare une fausse plainte pour viol… Est-ce que, par bonheur, ça pourrait être le cas ? Je n’imagine tellement pas Charlie faire ça… C’est affreux, mais ça tourne en boucle dans ma tête : le Charlie de mon enfance, si doux, si gentil avec moi, et un Charlie prédateur d’enfants. Ma tête sait que c’est possible. Mon cœur le refuse. Et moi, je suis déchirée entre les deux, et je me demande si je dois l’appeler, lui montrer mon soutien, d’une manière ou d’une autre, au nom de notre si ancienne amitié… Ou alors le mettre très, très loin de moi, le temps que la justice fasse son travail… Ma mère me l’a dit et redit jusqu’à preuve du contraire, il est présumé innocent, non ? » Victoire, 28 ans

« Chère Victoire,

Oui mais vous n’êtes ni le juge de cette affaire, ni l’employeur de Charlie. La notion de «  présomption d’innocence », fondamentale dans notre système judiciaire, ne s’applique pas à vous : vous n’avez pas à le condamner ou à l’absoudre. Charlie, pour vous, est un ami, pas un prévenu, pas un salarié. Vous n’avez donc pas non plus à l’envoyer en prison, ou à le renvoyer de votre entreprise. Pour ça, oui, vous pouvez laisser faire les autres, et vous décharger de cette responsabilité… Mais de toute façon, aucune réponse judiciaire ne pourrait vous aider à trouver la vôtre. Quand on sait qu’en France, dans 99 % des cas, les criminels sexuels s’en sortent libres, on ne peut décemment pas affirmer qu’un acquittement soit une preuve d’innocence. À vous de vous forger, d’abord, votre intime conviction.

Alors… Charlie a-t-il pu agresser cette petite ? Potentiellement, oui. En réalité, tout le monde le peut, et l’agresseur est potentiellement tout le monde : ce ne sont pas des monstres, ce sont nos frères, nos voisins, nos amis… Neuf fois sur dix, une victime connaît celui qui la viole. S’il avait eu marqué « violeur » sur son front, elle aurait pu détaler. La vérité, c’est qu’ils n’ont jamais la gueule de l’emploi : les méchants à tête de méchant, c’est toujours plus rassurant, mais il n’y a que dans les films que c’est le cas. Attention, je ne dis pas : « Charlie est coupable ». Je dis juste que sa gentillesse n’est pas une preuve d’innocence. Quand on sait que les fausses plaintes pour viol sont rarissimes, alors oui, l’hypothèse qu’il ait passé la ligne rouge, vous ne pouvez pas la balayer d’un revers de la main, comme le fait votre mère. Pourquoi le fait-elle ? Parce que c’est affreux.

Oui, c’est affreux de se dire que quelqu’un qu’on aime ait pu commettre l’ignoble. Parce qu’alors… Aurait-on dû voir ? Savoir ? Prévoir ? Est-ce que, d’une manière ou d’une autre, on pourrait être complice de ce qu’il a fait ? La réponse est oui, Victoire. Oui, en quelque sorte. Oui, indirectement. Oui, depuis des millénaires. Quoique Charlie ait fait (ou pas, d’ailleurs), vous n’étiez pas là, vous n’avez rien encouragé, rien soutenu, rien applaudi. Et vous n’auriez rien pu empêcher non plus, malgré des années passées ensemble au bac à sable. Donc, sur cette affaire, très précisément, vous n’avez rien à vous reprocher. En revanche, vous êtes, nous sommes, on est toutes et tous complices, à de divers degrés, d’une société qui produit du viol et des violeurs à tous les étages. Ça ne fait pas de nous des suppôts de Guy Georges, mais on a, toutes et tous, été biberonné.e.s au sexisme, à l’idée selon laquelle le corps des femmes ne leur appartenait pas vraiment, dans une société construite par, et pour les hommes, alors, on a toutes et tous, d’une manière ou d’une autre, accepté.

Courbé l’échine, rasé les murs – et pressé le pas pour rentrer chez nous le soir. Mais ça bouge. Ça tangue, ça secoue, et parfois même, ça sent la fin. Une par une, les femmes relèvent la tête et s’interrogent, comme vous vous interrogez, Victoire : vous êtes militante féministe. Notre monde, vous le regardez en face. Ces sordides statistiques, vous les connaissez. À votre échelle, vous agissez pour que ça s’arrête. C’est déjà beaucoup, croyez-moi. Désormais, la vie vous demande de franchir une étape de plus : votre savoir théorique, votre culture militante se heurte à une réalité. Celle de Charlie. Qu’allez-vous faire de votre amitié avec lui ? Vous pouvez l’appeler, et lui demander vous raconter.

À entendre son récit, sans doute vous ferez-vous une idée… Vous pouvez aussi prendre le temps d’atterrir, et vous contenter d’un message, bref, neutre, qui dirait « je suis là ». Vous ne prenez pas parti, votre intime conviction n’est pas faite, non, mais oui, vous avez été amis, au moins jusqu’ici. Vous pouvez encore disparaître, ne pas donner signe de vie… Si vous y arrivez. Si votre tranquillité, pour le moment, est à ce prix. Aucune loi ne vous en empêche. Vous n’êtes ni son juge, ni son patron, votre décision n’engagera que vous. Pourriez-vous rester amie avec Charlie, quoi qu’il fasse, ou non ? À terme, Victoire, je vous le promets, votre petite voix intérieure vous le dira. Et elle aura (toujours) raison. »

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