Santé

C’est mon histoire : « Mon père, mon géniteur et moi »

UN ADULTÈRE, ET ME VOILÀ

C’était l’été dernier. J’arrive chez mon père, il est assis à table et il me montre un vieux journal : « Tiens, il y a ton géniteur sur la photo, si tu veux voir à quoi il ressemble… » J’étais saisi. J’ai peut-être été tenté, une seconde, de regarder, mais je ne l’ai pas fait. Mon père est pourtant à l’aise avec le sujet, il lui arrive même de faire des blagues dessus. Moi, avec lui, nettement moins. J’ai peur de le blesser, de remuer des souvenirs tristes, pour lui… À quel moment on lui a menti ? Est-ce qu’il savait que je n’étais pas son fils quand il m’a reconnu ? Est-ce qu’il s’est senti obligé de le faire ? Je ne suis pas encore prêt, je crois, à avoir toutes les réponses. Et puis je n’aime pas trop me rappeler que je ne suis pas son fils biologique. Je me souviens, quand j’avais 10 ans, il essayait de faire un enfant avec ma belle-mère, je n’avais pas du tout envie que ça marche ! Je me disais : voilà, il va avoir un fils vraiment à lui et il va me délaisser… Moi, je l’aime, mon père. Je suis très heureux que ce soit lui qui m’ait élevé. Mon histoire, personne ne me l’a jamais cachée, et elle me va comme elle est. « Papa n’a pas mis la petite graine, c’est un autre monsieur qui l’a fait » : je l’ai toujours su. Pour moi, c’était un schéma comme un autre. Une question d’ordre technique, ni plus ni moins. Je savais aussi que ma mère avait eu une aventure extra-conjugale, que mes parents s’étaient séparés ensuite, qu’entre-temps j’étais né et que mon père m’avait reconnu. Mais tout ça restait très abstrait.

Et puis un jour, je devais avoir 15 ou 16 ans, je m’engueule avec mon père – impossible de savoir pourquoi, mon père est un sanguin, il s’emporte très vite, très fort, et puis il redescend… Sauf que cette fois, juste avant de redescendre, il me dit : « Mais t’as compris, quand même, que si ta mère est tombée enceinte, c’est parce qu’elle me trompait ? » Je me souviens lui avoir répondu : « Je suis pas con, merci. » N’empêche que c’était la première fois que cet adultère était verbalisé : elle n’était pas si innocente que ça, la petite graine… Ça m’a fait le même effet que quand tu comprends que « Hansel et Gretel », en fait, c’est une histoire horrible de parents qui abandonnent leurs enfants dans la forêt pour qu’ils meurent : tout à coup, tu mets le pied dans le monde des adultes. Et moi, je ne pouvais plus me raconter que mon histoire était banale… Mais je décide d’en rester là : je suis un enfant désiré, ou choisi, en tout cas aimé, et les éléments que j’ai me suffisent. Ah ! Détail important pour la suite : je sais juste que mon géniteur est arabe.

MON SPECTACLE EST NÉ DE CETTE ENVIE DE TÉMOIGNER

Trois ou quatre ans plus tard, je décide de partir à Tel-Aviv avec un groupe d’amis. On veut découvrir l’une des capitales mondiales de la culture queer, on veut faire la fête… Mais, pour moi, il se passe bien plus que ça. Immédiatement, je m’y sens bien. Tout me parle, j’y crée des contacts hyper facilement malgré la barrière de la langue, et je me sens à ma place. C’est une sensation très puissante… En plus, j’ai un prénom biblique, alors, pour moi, c’est limpide, j’ai la pièce manquante du puzzle : mon géniteur est un Arabe israélien. Jusqu’à mes 25 ans, je vais retourner cinq ou six fois en Israël. À chaque fois, mon sentiment d’appartenance se confirme et, en 2018, je poste sur Instagram : « Trop bon de retourner sur la terre de ses ancêtres. » Et puis arrivent le Covid et le confinement. Comme tout le monde, je suis à l’arrêt. Je n’aime pas ça, j’ai besoin de reprendre la main sur ma vie, mon métier… et sans doute mon histoire. Entre autres choses, je repense à toute cette sale période pendant laquelle la Manif pour tous avait décidé de définir la famille : un papa, une maman, et tant pis pour les autres. Ça m’avait profondément blessé. Moi, j’ai un père qui n’a pas mis la petite graine, et que j’adore, une belle-mère à qui je ressemble beaucoup, une mère, un géniteur, et pourtant j’existe. Et je vais bien. J’ai eu envie d’en témoigner, et mon spectacle est né comme ça. J’ai ma mère au téléphone, je lui dis que je suis en train d’écrire « Message personnel », que, du coup, je vais parler de mon géniteur, d’Israël et de mes origines. Ma mère me coupe : « Mais enfin, Jessé, ton géniteur est tunisien, il est musulman, et il s’appelle Aziz ! » Waouh. Il a un prénom – mon cerveau a buggé, mais elle a enchaîné : il jouait au foot avec mon père, elle est tombée folle amoureuse, leur histoire a duré Trois mois, il était marié, il avait des enfants, aujourd’hui, il gère un complexe hôtelier en Tunisie et il prend régulièrement de mes nouvelles. Tout ça en une seule conversation. Je raccroche et j’ai l’impression d’avoir gratté un truc, que je dois regarder dessous, maintenant, alors que c’était tout aussi joli avant… Et je n’avais jamais imaginé que je puisse avoir des frères et des sœurs.

JE M’IMAGINE UNE NOUVELLE FAMILLE

Ce jour-là, c’est d’abord ce qui me frappe. Je ne sais pas ce que c’est, d’avoir un frère ou une sœur, et ça, j’aimerais bien. Alors moi, avec mon petit côté Julia Roberts, ça part très vite dans ma tête : tout de suite, j’imagine qu’on se retrouve dans un bar, à New York, ma sœur m’attend avec un verre de blanc à la main, notre frère nous rejoint en coup de vent, il n’a jamais de temps, celui-là, il bosse comme un fou, mais c’est cool qu’on ait réussi à se faire un moment tous les trois, avec nos vies de dingues… Il faut que je fasse gaffe avec le fantasme : si ça se trouve, ce sont des connards homophobes ! Mis à part le fait que je ne me vois pas aller toquer à leur porte et foutre le bordel dans leur vie, alors qu’ils ne savent certainement pas que j’existe, ça, ça me retient : la peur d’être déçu. Pour mon géniteur, c’est pareil – j’ai toujours dit « géniteur » : dans « père biologique », il y a père, et ça n’est pas lui. « Géniteur » dit exactement ce qu’il est, et ça me va. Ma mère m’a toujours dit qu’il était très beau. Et comme il était un peu lettré, j’imagine le grand mec intelligent, avec de l’allure, du charisme… Alors qu’il a quand même 70 piges, aujourd’hui, il doit surtout avoir une gueule de papy ! Je suis heureux de savoir qu’il prend de mes nouvelles. Ça veut dire que, lui aussi, c’est une bonne personne. Après, qu’est-ce que ça change pour moi, réellement ? Je reste convaincu que l’acquis pèse plus que l’inné – la preuve : j’ai les mêmes goûts et le même caractère que ma grand-mère, et on est très fusionnels, alors qu’on n’a pas les mêmes gènes. Maintenant, c’est quand même pas mal de savoir que si, un jour, je veux le rencontrer, ma mère ayant ses coordonnées, ce sera facile. Depuis peu, de temps en temps, je me dis que j’aimerais bien savoir qui il est. Lui aussi a une histoire à me raconter, des réponses à me donner. Et je ne veux pas qu’il meure avant que j’aie les siennes. Aujourd’hui, je n’en res- sens ni le besoin ni l’envie de le faire. Je ne suis pas pressé, mais je n’ai pas peur : un jour, je le ferai.

Jessé joue « Message personnel », les jeudis et vendredis à 19 h 30, au Théâtre du Marais (Paris-3e). En tournée à partir d’avril.

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