Santé

Journal intime : comment ce rituel d’écriture est devenu un moment de bien-être

Elle l’a retrouvé à la suite d’une invasion de punaises de lit chez son père. Planqué sur une étagère, comme s’il attendait patiemment son heure. Ce moment où il sortirait de l’oubli, comme un vestige archéologique, relique d’un temps révolu et pas tout à fait enterré. Celui de l’adolescence et de la métamorphose, des passions foudroyantes et des chagrins qui tordent le ventre. En rouvrant le journal intime de ses 14 ans, la journaliste Lucie Mikaelian a éprouvé des sentiments mêlés. Un peu de honte et beaucoup de tendresse à l’égard de cette jeune fille qui, en cette année de troisième, n’avait qu’un objectif : coucher avec un garçon. « En fait, la honte, je l’ai ressentie à propos des phrases en elles-mêmes, en revanche, je n’ai jamais eu honte d’être une femme désirante, explique-t-elle. Quand je l’ai retrouvé, je me suis dit que finalement j’avais bien fait de ne pas le jeter, ce que j’ai failli faire tellement de fois. Avec le recul, j’ai voulu partager cette parole parce que je la trouve intéressante, d’autant plus si elle est mise en regard de la femme que je suis devenue », explique-t-elle. C’est pour créer ce dialogue entre elles deux – son « elle » de 14 ans et son « elle » de trentenaire – que Lucie Mikaelian commence par publier son journal page par page sur un compte Instagram, avant de lancer un podcast, dont s’inspire la bande dessinée « Mes quatorze ans. Enquête sur ma découverte de la sexualité » (éd. Gallimard). « Dans un journal intime, il n’y a pas de filtres, c’est un moment charnière entre l’enfance et la vie adulte, il y a une naïveté, une fraîcheur, une détermination aussi… Et ça offre autre chose que le souvenir que l’on garde en soi. »

Qu’on les nomme journal intime ou bullet journal, ces supports à écriture manuscrite ne sont pas passés de mode. Bien au contraire. Comme un refuge pour échapper aux écrans qui gloutonnent nos vies, ces cahiers offrent un cocon sécurisant, permettant d’arrêter le temps et de revenir à soi. « Le journal, c’est un moyen de mieux se connaître, de mieux comprendre aussi les enjeux de son existence, explique Eudes Séméria, psychologue et auteur d’“Écrire” (éd. Albin Michel). L’écriture est un objet magique, dans le sens où notre pensée se matérialise sur la page, et à partir de là, on peut se décentrer et commencer à la repenser. » Et à retenir une partie du sable qui nous file entre les doigts. « Beaucoup de gens oublient leurs souvenirs, poursuit le thérapeute. Or, de même qu’il est embêtant d’avoir des trous dans le corps, avoir des trous dans sa propre histoire est aussi embarrassant. Il faut être attentif à ce que l’on vit, pour savoir vers où l’on se dirige. » Malgré la concurrence des confidents en ligne (blog, Instagram, Facebook…), le journal intime papier n’a ainsi jamais disparu et compte presque toujours autant d’adeptes, de tous âges et de tous sexes, même si les femmes y sont surreprésentées. Un déséquilibre constaté par Eudes Séméria : « On remarque en effet que les femmes ont plus tendance à écrire que les hommes. Peut-être que les injonctions sociales renvoient à l’idée qu’écrire n’est pas une pratique masculine. Peut-être faut-il le relier à la position des femmes dans l’histoire, qui les rendrait supposément gardiennes de l’histoire de la famille. » 

À celles et ceux qui hésiteraient à sauter le pas, des dizaines de guides et autres cahiers d’exercices ont envahi les librairies de développement personnel. L’autrice de best-sellers de poésie Rupi Kaur (« Lait et Miel », « Le Soleil et ses fleurs »…) vient par exemple de publier « Écrire pour guérir. Cahier d’exercices poétiques » (éd. Robert Laffont), dans lequel elle incite ses lecteurs à trouver « le chemin de la guérison » via « l’écriture libre ». Mais a-t-on vraiment besoin d’un mode d’emploi pour se lancer ? Le travail de l’artiste et vidéaste Irvin Anneix semble indiquer que non. Depuis 2013 et la redécouverte de son propre carnet, le jeune homme mène un travail quasi sociologique de recueil de journaux intimes. « Quand j’ai rouvert ce classeur Hamtaro où j’avais écrit l’année de mes 17 ans, je me suis retrouvé face aux émotions et aux interrogations que j’avais à l’époque. J’y parlais de mes questionnements autour de ma sexualité, de mon mal-être. C’était un endroit thérapeutique pour moi. J’y consignais ce que je ne pouvais dire à personne d’autre. J’ai commencé à en poster des extraits sur Instagram et j’ai très vite reçu d’autres journaux. Comme j’ai l’âme d’un collectionneur, j’ai fait un appel à participation et j’ai fini par collecter 300 journaux intimes, près de 5 000 pages. » 80 % écrits par des filles, 20 % par des garçons. De toute cette matière, il a composé un livre, « Mots d’ados » (éd. Hoëbeke). 

A-t-il relevé des points communs à ces manuscrits amateurs ? « On fait tous des expériences très similaires, analyse-t-il. On y parle d’amitié fusionnelle, de groupes d’amis, on essaie de se fondre dans la masse, on a peur de la différence. Quand on grandit, interviennent les ruptures familiales, les conflits générationnels, les amours imaginaires, la naissance de la sexualité, avec des questions plus existentielles. » Souf france psychique, quête identitaire… le journal intime permet de nous débarrasser, partiellement, de ce qui nous ronge. Grâce notamment au geste d’écriture. Car écrire sur un clavier d’ordinateur ou écrire sur une feuille avec un stylo ne demande pas le même effort et ne produit pas les mêmes effets. L’écriture manuscrite est un témoin presque concret de nos émois intérieurs. Combien de nuages d’encre dessinés par les larmes en décorent les pages ? Mais les journaux intimes sont aussi du pain bénit pour les historiens. Le choix formel du carnet (un agenda Pikachu, un carnet en cuir, un cahier à petits ou à grands carreaux…) et les références socioculturelles qui y figurent sont autant d’indicateurs permettant de situer l’époque dans laquelle il fut écrit et quelle sensibilité avait cours à ce moment-là. Chez Lucie Mikaelian, les éléments qui apparaissent dans son journal – que l’on pourrait résumer sous la forme des mots-clés Tryo, Damien Saez, Nokia, Skyrock, string, H&M – suffisent à se repérer sur la frise chronologique. Mais, pour que les historiens y accèdent, encore faut-il que l’auteur veuille bien les partager. Quelque chose d’inenvisageable pour de nombreux diaristes qui réfutent le désir inconscient d’être lus et disent la honte que cela impliquerait. Car le journal intime est avant tout une pratique de soi à soi. Comme un miroir dans lequel on essaierait de se recoiffer l’âme.

« MES QUATORZE ANS », de Lucie Mikaelian, Jeanne Boëzec et Lisa Chetteau (éd. Gallimard BD).

Témoignages

mots-ados©irvin-anneix9

« MES CAHIERS, CE SONT DES DÉVERSOIRS » SIMON, 38 ANS

« J’ai l’impression d’écrire depuis toujours. Mes cahiers, ce sont des déversoirs à angoisse. Une forme d’exutoire. Ça me permet de mettre à distance les émotions qui me traversent, de rationaliser la tempête sous mon crâne. Je sors du tourbillon du ressassement, je ralentis le temps. La main ne va pas aussi vite que le cerveau, alors on est obligé de s’adapter. Ça me débarrasse ponctuellement de certaines choses, mais comme je suis un grand obsessionnel, je constate que, quand je relis mes anciens carnets, je suis dans une forme de répétition. Avec des avancées heureusement ! J’ai aussi des textes fondateurs, vers lesquels je reviens de temps en temps.

Ça me calme, comme un autoguide de développement personnel. Sur la forme, j’utilise toujours les mêmes cahiers de brouillon basiques, à petits carreaux, pas les grands, car le côté “écolier” m’empêcherait. Et toujours avec un Bic noir. Je ne vais jamais relire mes anciens textes, mais je ne me l’interdis pas. C’est peut-être pour cela que je les conserve tous. Comme des preuves de ma propre existence, de ce sang, cette sueur, ces larmes versées. Qui disparaîtront en même temps que moi. »

« ÉCRIRE, C’EST AUSSI VOLER DU TEMPS » SABINE, 47 ANS

« Quand j’étais petite, j’avais un cahier bleu. J’ai commencé à écrire et je ne me suis jamais arrêtée… Toujours dans un cahier bleu. J’ai continué, mais par intermittence, quand j’en ressens le besoin. Et quand j’en ai le temps, car écrire, c’est aussi voler du temps à notre vie quotidienne surchargée.

J’y note des réflexions sur ce que je ressens. Jeter mes émotions sur le papier me permet d’y réfléchir, d’essayer de comprendre. Comme un miroir.

Je n’ai pas d’objectif quand j’écris. Mais ça soulage. J’écris plutôt quand tout va bien. Je parle de ma vie de couple, de ma vie familiale, de mes ambitions, de mes rêves… C’est un outil très sain. Néanmoins, s’il était trouvé par d’autres, ça serait horrible. Même si j’adore les relire, parce que ça parle de ce que j’oublie. Se relire, c’est constater combien, quand on est ado, on est à la fois très bête et très intelligent. Est-ce que ça me fait honte ? À 47 ans, j’ai passé l’âge. Jamais je ne pourrais les jeter, ce serait me renier. »

« C’EST COMME UN AMI » PERRINE, 12 ANS

« J’ai commencé au début de l’année. Mon journal intime, c’est comme un ami, sauf qu’il ne parle pas. J’écris quand j’en ai besoin. Je parle des grands changements dans ma vie, les histoires énormes qui m’arrivent, les disputes. Je parle de mes problèmes, de mes amitiés, de mes amours… mais pas de mes parents parce qu’ils sont tout le temps dans ma vie.

Je change de couleur de stylo selon l’importance de ce que j’écris. Après, je me sens mieux. Ça vide, comme quand on dort. Ça règle des choses. »

« MA GÉNÉRATION EXPOSE BEAUCOUP SON INTIMITÉ » JEANNE, 19 ANS

« J’ai commencé il y a un an et demi. J’ai eu des journaux intimes avec le petit cadenas quand j’étais enfant, mais je ne les ai jamais remplis avec régularité. Là, c’est en échangeant avec une amie que l’idée m’est venue. Ça me permet de fixer les sentiments, de conserver des souvenirs car j’ai une mauvaise mémoire. Ça me permet aussi de garder un lien avec l’écriture manuscrite. C’est une sensation très agréable. Ma génération expose beaucoup son intimité sur les réseaux sociaux. Mais c’est une intimité transformée, manipulée. On la change, on l’embellit, on la peaufine. Écrire, c’est aussi s’accorder du temps à soi.

Une de mes profs de français m’a marquée quand elle nous a demandé s’il arrivait, dans nos journées, que l’on se pose sans rien faire, sans écran, sans musique, pour se parler un peu à soi-même. J’ai réalisé que ça ne m’arrivait jamais. »

Continuer la lecture

close

Recevez toute la presse marocaine.

Inscrivez-vous pour recevoir les dernières actualités dans votre boîte de réception.

Conformément à la loi 09-08 promulguée par le Dahir 1-09-15 du 18 février 2009 relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel, vous disposez d'un droit d'accès, de rectification, et d'opposition des données relatives aux informations vous concernant.

Afficher plus
Bouton retour en haut de la page