Santé

Allô Giulia ? « J’ai trop honte de parler de mes problèmes à mon psy »

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« Chère Giulia

J’ai toujours été assez fêtard. Mais à la trentaine, ça a dégénéré. L’alcool, les substances, les mecs, tout est devenu trop. Plus ça allait, plus je m’enfonçais. Les descentes étaient terribles : des poussées d’anxiété, des cauchemars éveillés, la sensation de dévisser tout le temps, et même, des pensées suicidaires. Un jour, j’ai sombré, physiquement incapable de sortir de mon lit. C’est ma meilleure amie qui m’en a tiré, et, avec des tonnes, et des tonnes de patience et de persuasion, elle a réussi à me convaincre d’aller voir un psy. Ce que je redoutais (sans trop savoir pourquoi) est arrivé : les rats sont sortis du placard – façon de parler.

J’ai commencé à avoir des flashs, et puis-je me suis souvenu de tout, en me demandant comment j’avais pu oublier un truc pareil… Patrick était le meilleur ami de ma mère. Il venait toujours à la maison à l’improviste, il avait fait des courses, ramenait plein de trucs exotiques de Paris, où il travaillait. Je trouvais tout hyper bon, et lui me faisait rire. Mieux : il me donnait de l’air. Dans notre bled, Patrick était un excentrique et ça passait mal. Mais moi qui me sentais comme un extraterrestre dans la cour de l’école, au moins, avec lui, j’étais presque normal.

Est-ce que c’est normal ce qu’il s’est passé entre nous ?

À l’adolescence, j’étais un peu largué, sans savoir trop qui j’étais, mais avec la certitude que je ne ferais pas comme mes parents – le petit couple hétéro marié à vingt-cinq ans, et des bébés dans la foulée, très peu pour moi. Est-ce qu’il a senti, lui aussi, un écho, une ressemblance avec moi ? Peut-être. Toujours est-il qu’on passait de plus en plus de temps tous les deux, dans ma chambre à écouter de la musique, ou en balade au bord de la rivière… Mon père voyait ça d’un très mauvais œil, mais plus il me disait de mal de Patrick, plus je l’aimais. Plus il me mettait en garde, plus je voulais passer de temps avec lui. Ça, ça n’a jamais disparu de mes souvenirs. Le point de départ, je l’ai. C’est la suite qui est plus floue. La première image qui m’est revenue, c’est Patrick qui me coiffe, me maquille, et m’habille avec les robes de ma mère. La deuxième, il est sur moi. Ou plutôt en moi. Moi, je pleure. Je crois que je n’ai pas du tout envie de ça, mais j’ai l’impression que c’est trop tard, et que je n’ai plus le choix. Est-ce que c’est ça qui a précipité mon départ en internat, à la rentrée d’après ? Peut-être aussi.

Est-ce que j’aurais dû dire non, à un moment donné ?

C’est moi qui ai demandé à y aller, mais mes parents ont très vite accepté. Là, j’ai eu mes premiers vrais potes, et mes premières histoires d’amour, avec des camarades de dortoir. La suite est plus classique : le bac, la fac, Paris, le milieu gay, où je me suis senti chez moi, enfin. À mon avis, c’est à cette époque-là que mes souvenirs se sont noyés. Mais aujourd’hui, ça me taraude : est-ce que je suis devenu homosexuel à cause (ou grâce) à Patrick ? Est-ce que c’est normal ce qu’il s’est passé entre nous ? Mais alors, pourquoi je pleurais ? Est-ce que ça n’aurait pas dû se passer, est-ce que j’aurais dû dire non, à un moment donné ? Le pire, c’est que je suis incapable d’en parler à ma psy, j’ai beaucoup trop honte, beaucoup trop peur de son jugement. Je sais que je devrais, si je veux faire le travail sérieusement, mais je crois que je préfère commencer à tâter le terrain avec vous ». – Théo, 32 ans

« Cher Théo,

Vous avez raison, elle sert un peu à ça, cette rubrique : avec la distance induite par l’écrit, on se dit plus de choses… Sauf que s’il y a un autre endroit où vous pouvez tout dire, c’est bien le cabinet de votre psy. Visiblement, le travail que vous faites avec elle est suffisamment bon pour que vous l’ayez poursuivi, et que ces souvenirs aient pu remonter à la surface. Vous avancez, en confiance, avec elle, et vous avez raison : elle n’est pas là pour vous juger. De ce que vous dites, elle ne pense rien, ni bien ni mal. Elle est là pour vous aider, vous, à penser les choses : reconstituer le fil de votre histoire, choisir les bons mots pour la raconter, et comprendre comment elle a pu vous conduire à sombrer.

Est-ce que vous saurez, un jour, avec elle, pourquoi vous êtes devenu homosexuel ? Je ne sais pas. Ou alors moi, il faudrait que je demande à la mienne comment je suis devenue hétéro. Et sa réponse, je le sais, serait bien plus complexe qu’un seul événement de ma vie, aussi traumatique soit-il. On est qui on est, affectivement, amoureusement, sexuellement, parce qu’on est la résultante d’une somme de facteurs aussi divers que l’éducation qu’on a reçue, le milieu dans lequel on a évolué, les modèles qu’on nous a offerts, les rencontres qu’on a pu faire, les accidents de la vie qu’on a pu subir. Je crois surtout qu’une orientation sexuelle, en soi, n’est jamais un sujet. Comme pour le reste, c’est la façon dont on la vit qui peut l’être. On va voir un psy pas pour qui on est, mais quand on est encombré par soi.

À l’époque, vous n’étiez pas parfaitement bien dans vos baskets

Quand quelque chose nous coupe les ailes, nous cloue au sol – ou au matelas, en ce qui vous concerne. Ce « quelque chose », chez vous, c’est plutôt « quelqu’un », Patrick, qui, a minima, vous a mis beaucoup, beaucoup de flou dans la tête, à un moment où vous étiez en pleine construction. C’était un adulte, et un ami de votre mère. Vous étiez, vous, un enfant, et le fils de son amie. Il y a eu confusion des âges, confusion des places… Confusion des genres et tout ça en même temps quand non seulement il vous travestit, mais en plus, il le fait avec les habits de votre mère. Attention, on peut, évidemment, éprouver un plaisir réel à jouer avec les codes du genre, voire à sortir des cases d’une binarité trop étouffante parfois. Mais tout repose, comme souvent, sur la question du choix et du libre arbitre. Et un « oui » n’est un vrai oui que quand on a la possibilité de dire « non ». Encore faut-il, pour cela, que le rapport soit égalitaire. Et que vous soyez parfaitement bien dans vos baskets. À l’époque, vous ne l’étiez pas.

Tout à coup, surgit cet adulte qui sent « l’ailleurs » à plein nez, parce qu’il est différent des autres adultes qui vous entourent, parce qu’il travaille dans une grande ville, lointaine, parce qu’il porte un autre regard sur vous. Un regard qui vous fait sentir aimé, choisi, et en confiance. Alors, en toute logique, vous vous laissez embarquer par cette histoire qui, vous le savez, va vous faire échapper au modèle parental qui vous pèse. Qui n’a pas eu besoin d’air, à cet âge-là ? Qui n’a pas eu envie de s’émanciper ? Qui n’a pas fait exactement ce que son père (ou sa mère) lui a interdit de faire, justement parce que c’est interdit ? Ça s’appelle l’adolescence, ça. La douleur, pour vous, c’est qu’on vous l’a volée. On en a abusé, et on vous l’a torpillée. Encore une fois, Patrick était adulte. Si jamais, son rôle aurait pu être de vous lever toute honte à aimer des garçons… De votre âge. Et certainement pas de vous contraindre à avoir un rapport sexuel avec lui. Parce que c’est bien ce qu’il s’est passé, et que ça, ça s’appelle un viol.

Un viol, c’est un rapport sexuel sans consentement

Je suis terriblement désolée, Théo, pour la violence de ce que je vous écris là – même si je crois qu’au fond, c’est ça que vous êtes venu chercher en m’écrivant : que quelqu’un prononce ces mots, si douloureux, à votre place, et vous reconnaisse, enfin, ce qu’on vous a fait. Or le viol est « le seul crime dont les victimes se sentent coupables, et les coupables, innocents », selon ce bon vieux slogan féministe que je trouve si juste… La faute à cette foutue culture du viol, qui a toujours fait passer les femmes, et les enfants, pour des poupées gonflables à disposition des dominants… Et qui a bien appris aux victimes à la boucler. Elles l’ouvrent ? On leur dira qu’elles l’ont bien cherché. Alors on enfouit, on oublie, on essaye d’avancer… Et ça vous ronge, ça vous bouffe de l’intérieur. Jusqu’à ce qu’un jour, ça vous pète à la gueule. Comment faire comme si rien ne s’était passé ? Comme si on n’avait pas, un jour été réduit à l’état d’objet, comme si notre intimité n’avait pas été vandalisée, notre corps brutalisé, et notre esprit manipulé ? C’est ça qui vous est arrivé, Théo. Un viol, c’est un rapport sexuel sans consentement.

C’est aussi simple, et aussi terrible que ça. Vous ne vous en rendez sans doute pas compte, mais vous venez de franchir une étape gigantesque : celle des mots. Vous avez prononcé les premiers avec votre psy, et les suivants ici. Vous êtes en train de retrouver la parole, et donc la maîtrise de votre histoire, et donc le pouvoir sur votre vie. La suite pourra vous sembler longue, chaotique, peut-être même douloureuse, parfois, mais elle vous conduira, Théo, je vous le promet, à la paix que vous méritez. Je vous embrasse. »

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