Santé

C’est mon histoire : « Ma mère a fait son coming out à 63 ans »

Avec mon père depuis quarante ans

Et en plus elle s’appelait comme moi, Julie ! Ma mère ne s’était pas entichée de son prof de guitare cette fois. Elle allait le quitter même, il ne le savait pas encore. Ma mère était tombée amoureuse d’une femme, Julie donc. Elle me le disait au resto, sans aucune espèce de précaution, en avalant son plat de pâtes au milieu d’un « ton-frère-a-appelé-passe-moi-le-sel ». J’étais séchée devant mon escalope milanaise, pensant d’abord à ce pauvre Jean-Marc, le prof de guitare – mon beau-père depuis trois ans –, qui lui aussi allait tomber de l’armoire. Ils s’étaient rencontrés après le divorce de mes parents. J’avais mis du temps à apprécier sa personnalité brute de fonderie, l’opposé de mon père, tout en finesse. J’avais surtout mis du temps à accepter de voir ma mère avec un autre homme. Mes parents étaient ensemble depuis quarante ans. Pour moi, il n’y avait pas plus beau couple qu’eux. Jamais de crises, toujours dans le dialogue, ils respiraient l’harmonie. Un idéal que je m’évertuais à atteindre sans y parvenir, bien entendu. Ma vie sentimentale était une succession d’histoires que j’adorais compliquer.

Insupportée par son bonheur

À 60 ans, ma mère, qui s’était toujours comportée en épouse dévouée, quitta mon père. « Je veux profiter de ma fin de vie », nous avait-elle dit. Elle abandonna le confort d’une grande maison au milieu des pins pour un studio en centre-ville. Elle revivait, s’inscrivait à tous les voyages et cours possibles proposés par son université pour retraités. Elle s’était découvert une passion pour l’histoire, la philo et… la guitare.

« J’étais incapable de me réjouir de son bonheur. Je ne voulais pas y croire. »

Ce divorce m’avait un peu ébranlée. Je me disais que si même eux, mes piliers, ne parvenaient plus à se supporter, j’étais très loin de trouver l’âme sœur. Mais leur séparation n’avait pas altéré l’image rêvée que je me faisais de leur couple. Ils s’étaient rencontrés trop tôt, il n’y avait pas à aller chercher plus loin. L’arrivée de cette femme dans la vie de ma mère m’inquiétait davantage sans que je sache trop pourquoi. Elles s’étaient croisées lors d’une de ces conférences pour seniors. « Le coup de foudre, précisa ma mère. On était placées à côté dans l’amphi, il y avait beaucoup de monde ce jour-là, alors on se frôlait… » Je ne voulais surtout pas de détails. Assise en face d’elle, je la regardais avec ses yeux pétillants d’amour, on aurait dit une gamine de 15 ans. Ça m’insupportait. J’étais incapable de me réjouir de son bonheur. Je ne voulais pas y croire. Ma mère faisait une crise d’ado à retardement, voilà tout.

Mais lorsqu’elle s’est mise, un mois plus tard, à m’appeler « Mini Julie » parce que son amie avec qui elle vivait désormais, c’était « Ma Grande Julie » – « faut bien vous distinguer » –, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’une simple expérimentation adolescente. Ma mère aimait cette femme. Mais aimait-elle les femmes pour autant ? Moi qui croyais être un modèle de tolérance, je me découvrais tout à coup sectaire et étriquée. N’importe qui dans mon entourage savait qu’il pouvait m’ annoncer son homosexualité, ou quoi que ce soit d’autre d’ailleurs, et obtenir mon soutien. Pourquoi pas ma mère ? J’ai mis un certain temps avant de comprendre, trop coincée dans mon aigreur et ma jalousie. En fait, je me sentais trahie. Ma mère nous avait trompés, mon clan et moi. Son coming out tardif m’avait conduite à une relecture intégrale de mon histoire.

Je ne savais plus qui était ma mère

M’étais-je construite sur du vent ? Si ma mère aimait les femmes, avait-elle pu seulement aimer mon père ? Sincèrement ? Et moi, en naissant, l’avais-je empêchée de mener sa vie comme elle l’entendait ? Mille questions m’assaillaient. Dans ma tête me revenaient des mots, des attitudes que j’interprétais comme un indice irréfutable de son homosexualité. Je me rappelais ces soirs à table avec mon petit frère, juste nous trois, où elle nous racontait les anecdotes du couvent de jeunes filles dans lequel elle avait longtemps étudié. Avec mon frère, on adorait ces moments joyeux où notre mère semblait nous livrer sa meilleure vie. Je ne pouvais m’empêcher d’imaginer désormais que c’était l’endroit de ses premiers émois. Je n’étais plus sûre de rien.

Mon père tentait de me rassurer. Lui, il avait très bien pris la nouvelle. De façon égoïste (machiste ?), il préférait la savoir avec une fille. Il aimait l’idée d’avoir été le seul homme de sa vie (il ne comptait pas, Jean-Marc). Sa love story avec une femme ne remettait pas en cause ce qu’ils avaient vécu, tous les deux. « Il y a des choses qu’on sait », disait-il, catégorique. Mon frère non plus n’était pas traumatisé. Il avait 33 ans, se la coulait douce avec sa fiancée dans le Sud et estimait « ne jamais avoir manqué d’amour ». Une façon sympa de me dire qu’il avait autre chose à penser. « Tant qu’elle est heureuse », répétait-il.

« Que son lesbianisme soit un souci pour moi était une chose, qu’il le soit pour les autres était inconcevable. »

Alors quoi, étais-je la seule que ça dérangeait ? Avec le temps, j’ai bien vu que non. Mais pas pour les mêmes raisons. Dans notre entourage, certains amis, cousins ou oncles se sont mis à regarder ma mère de travers et voyaient sa Grande Julie comme une grande aberration. Ça aussi, ça m’insupportait. Que son lesbianisme soit un souci pour moi était une chose, qu’il le soit pour les autres était inconcevable. Je réalisais le courage qu’il lui fallait pour assumer son secret devant tous ces cons. Et j’allais découvrir, en me baladant dans la rue avec elles deux se tenant par la main, que des cons intolérants il y en avait beaucoup plus que je ne le pensais.

En amour, pas de règles

La discussion ? C’est ma mère qui l’engagea, un soir où sa « meuf » n’était pas là. Nous n’avons jamais été complices, elle et moi. Il y a beaucoup de pudeur entre nous. Alors quand elle s’est mise à me parler à coeur ouvert, c’est le mien qui était à vif. Elle m’a expliqué que mon père avait été tout pour elle et qu’à l’époque elle ne savait même pas que ça pouvait exister, l’homosexualité. Non, elle n’avait pas choisi sa vie par dépit. Oui, elle m’avait désirée. Oui, ils s’étaient aimés. Son homosexualité était arrivée « comme ça, un jour, comme une évidence ». « C’était avant tout une rencontre, une personne », a-t-elle insisté, comme pour me dire de ne pas trop réécrire le passé. Cela fait maintenant cinq ans qu’elle est avec la Grande Julie. Les choses se sont normalisées. J’aime la famille pas tout à fait conventionnelle qu’on forme, bien que la nouvelle venue me tape parfois sur le système. Comme une belle-mère quoi.

Je suis surtout heureuse que ma mère puisse vivre libérée de son secret car je reste convaincue qu’elle a toujours préféré les femmes, même si elle ne s’est jamais autorisée à le penser. Étonnamment, depuis que je connais son homosexualité, mon rapport aux hommes a changé. D’abord, ça a confirmé mon désir d’être avec eux. Ensuite, ça m’a apaisée. J’avais tendance à me mettre en opposition dans le couple, à chercher la petite bête, m’étonnant, à chaque fois, de me retrouver dans une relation conflictuelle. Cela engendrait des frustrations et me donnait l’impression de ne jamais être avec la bonne personne. À croire que ma mère m’avait inconsciemment transmis un sentiment de « résistance » vis-à-vis des hommes qu’elle avait dû enfouir très loin en elle. Aujourd’hui, j’ai baissé les armes et me suis libérée de mon idéal, du couple rêvé de mes parents. Ça me réussit plutôt bien. Je suis avec le même homme depuis trois ans… Mon record à 42 ans ! Mais je sais, grâce à ma mère, qu’en amour il n’y a pas de règles.

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