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C’est mon histoire : « Mon mec n’est pas déconstruit »

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« ARRÊTEZ DE NOUS METTRE TOUS dans le même sac! »

« Mais est-ce que tu as été une seule fois pénalisée dans ta carrière parce que tu étais une femme ? » J’ai bafouillé avant de répondre. On refaisait le monde sur la terrasse en fumant des clopes après avoir couché les enfants. Et avec cet argument-là, mon mari m’avait coincée. Je travaille dans un secteur relativement féminisé, l’immobilier, et non, le fait d’être une femme ne m’y avait ni entravée, ni favorisée d’ailleurs. Salaire, amplitudes horaires, congé mat, opportunités, pour moi tout s’était déroulé sans accrocs ni disparité criante. « Oui, mais… ce n’est pas parce que ça ne m’est pas arrivé personnellement que je ne me sens pas en empathie avec celles à qui ça arrive ! » L’empathie. Voilà ce qui blesse entre Stan et moi.

Cette solidarité, je la ressens vis-à-vis des autres femmes, mais pas lui. Il est consultant, vit entouré de bosseuses brillantes et grassement payées, de « mecs bien » entretenant des relations saines avec la gent féminine, alors décidément non, cette idée que le monde serait créé par et pour les hommes, il la rejette. Qu’il y ait encore un vaste réservoir de bourrins problématiques, Stan en convient. Mais reconnaître le « privilège masculin », alors ça, jamais. « Personne ne m’a fait de cadeau dans la vie. Je suis parti de rien. Et je ne suis pas responsable de ce que font les autres, arrêtez de nous mettre tous dans le même sac. » On butait encore et toujours sur le même point : cette vision centrée sur son parcours, son entourage, son monde. Et ça fait cinq ans qu’on en parle. Au début, il n’a pas compris, et moi non plus. Ces blagues sous la ceinture qui ne me faisaient plus vraiment rire, ces films cultes qui, en les revoyant aujourd’hui, me mettaient mal à l’aise, ces acteurs mythiques dont je réalisais qu’ils avaient enchaîné les rôles de forceur, ces personnages féminins qu’on brusquait, décidément plus souvent que dans mes souvenirs…

Il suffit d’un mot (patriarcat) pour qu’il parte au quart de tour

J’ai 46 ans, Stan aussi, nous avons grandi dans les années 1980 et 1990 avec les mêmes références, les mêmes évidences. Quelque chose avait changé et j’étais la première à en être perturbée. Je n’avais pas activement décidé de ne plus « lais- ser passer » certaines attitudes, certains comportements. Ils ne passaient plus, point. Comme si mon baromètre de sexisme intégré s’était déréglé, dans le sillage de l’affaire Weinstein et de toutes celles qui ont suivi. Ce n’était pas simplement un coup de tonnerre pour les hommes, c’en était un pour moi. Car moi aussi j’avais cru au complot politique au début de l’affaire DSK. Moi aussi j’avais longtemps gardé admiration et curiosité pour Woody Allen et Roman Polanski, alors que je savais ce qu’il leur était reproché. Moi aussi j’avais punaisé des pho- tos de David Hamilton dans mon imaginaire de jeune fille en fleurs. Moi aussi j’avais tiré des conclusions sur les autres élèves filles dans la cour du lycée, celles qui affichaient décolletés et minijupes comme celles se réfugiant, au contraire, dans des joggings XXL.

Faites aussi bien que les hommes et on en reparle

Pas de jalouses : je jugeais les deux et me sentais supérieure. Bien dans mes pompes, adoubée par les garçons, traitée comme un pote, respectée car respectable. C’est cette femme-là que Stan a rencontrée, aimée puis épou- sée. Une femme qui ne disait jamais « vous les hommes », une femme pour qui le genre n’était pas un biais. Une femme qui avait croisé quelques brutes, bien sûr, mais aussi pu s’appuyer, en amitié comme dans le boulot, sur des soutiens masculins désintéressés. Une femme qui n’aurait jamais eu l’idée de lancer « vous êtes odieusement privilégiés, et ce depuis des siècles ». Mais qui maintenant le pensait très fort et le disait tout haut. Progressivement, certaines conversations sont devenues impossibles. J’en avais assez d’entendre Stan évoquer la supériorité physique masculine, qu’il s’agisse de métiers dangereux ou de performances sportives. « Faites aussi bien que les hommes et on en reparle. » Un soir, je lui ai rétorqué que la fabrication d’un être humain dans un utérus me semblait se poser là, en termes de supériorité physique. On s’est engueulés pendant deux heures. Parfois, il suffit d’un mot (« patriarcat », « mansplaining ») pour qu’il parte au quart de tour. J’ai juste à mettre la pièce dans la machine.

Pas d’utérus, pas d’opinion 

Bien sûr, je ne suis pas un cas isolé. Chez ses amis comme chez les miens, on entend des phrases que pourrait lâcher Stan. Du genre « le monde ira mieux quand les humains parleront aux humains ». Cette manière d’enjamber les problématiques de genre. De croire en un réel sans discriminations ni privilèges. Mais ça ne passe pas chez tout le monde. Comme lors de ce barbecue le jour de l’Ascension à mon agence. Il a suffi d’une discussion sur Gérald Darmanin avec de jeunes millennials d’à peine 30 ans pour mettre le feu aux poudres. « Il devrait démissionner de lui-même, mais on ne peut pas l’y forcer. On ne sait pas s’il est coupable. »

La présomption d’innocence dans les affaires de violences sexuelles, ça remet des sous dans toutes les machines. Alors que mon mari interrogeait la crédibilité des plaignantes, une négociatrice lui a volé dans les plumes. Puis, tout en me regardant, a soufflé à son compa- gnon, dûment « déconstruit », lui : « Je ne sais pas comment elle fait. » Stan et moi sommes rentrés contrariés. Lui, catalogué comme l’hétéro beauf de service, moi, comme la fausse cool vendue aux machos. Ne l’étais-je pas, au fond ? Allongée dans le noir pendant que Stan dormait déjà du sommeil du juste, j’ai repensé à toutes ces figures viriles croisées dans ma prime jeunesse. Le père d’une camarade de classe, hilare devant sa télé où se trémoussait un chanteur de charme, et hurlant pendant le déjeuner familial : « Maman elle mouille sa culotte ! » Un autre père, celui d’un copain de lycée, demandant à ce que j’enlève mon manteau en traversant le salon bondé d’invités : « Fais-nous voir si t’as de la poitrine. » Toutes ces phrases que j’aimerais répéter à mes jeunes collègues : « Vous ne vous rendez pas compte d’où on vient, d’où on part… »

Oui, comparés à certains garçons d’aujourd’hui, pétris de lectures progressistes, les hommes comme Stan incarnent un vrai choc des cultures. Et oui, on passe beaucoup de temps à s’engueuler sur des sujets qui, autrefois, n’étaient même pas des sujets. Comme quand je lui interdis de donner son avis sur un vécu typiquement féminin, l’accouchement ou les règles, façon Rachel dans « Friends » : « Pas d’utérus, pas d’opinion. » Qu’on puisse lui dire que les mecs, parfois, devraient la mettre en veilleuse, et que leurs convictions sur certains sujets puissent ne pas être sollicitées, ou même pertinentes, ça le rend fou à tous les coups. Désormais, ces échanges un peu vifs émaillent notre quotidien, j’enrage souvent de ne pas être entendue, et pourtant ils n’ont entamé à mes yeux ni le charme ni l’humour de Stan, et tout ce qui fait qu’un couple tient la route vingt ans après sa rencontre.

Au-delà des apparences, de notre côté « bien assortis » physiquement et socialement, de ces soirées où nous rions des mêmes choses, nous sommes profondément différents, presque exotiques l’un pour l’autre. Cette altérité nous garde en éveil, dans ce qu’elle apporte de challenges et de mystères entre nous. Un peu plus de culture féministe ne ferait pas de mal à Stan, bien sûr, mais je fais avec. Je n’attends pas de grand déclic de sa part, je mise sur la stratégie des petits pas. Car des petits pas, il y en a. Comme quand on a commencé l’intégrale de « James Bond » et que, devant la scène de la grange dans « Goldfinger », où 007 harcèle Pussy Galore, Stan s’est redressé d’un coup sur le canapé : « Mais… elle n’est pas consentante, là. » J’ai souri. « On est d’accord. »

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