Santé

Qu’est-ce qu’un crush ? La nouvelle éducation sentimentale décortiquée

Des crop tops et un crush. À 14 ans, Louise, qui portait encore des T-shirts XXL il y a six mois, s’est métamorphosée. « Elle m’a montré le sourire mi-détaché mi-accrocheur qu’elle s’entraîne à faire devant sa copine, au cas où elle croiserait son crush du collège. Je n’avais pas le droit de rire. Ça a l’air si important pour elle », s’émeut sa mère. Le terme « crush », qui vient de faire une entrée triomphale dans le dictionnaire, désigne «  un coup de coeur pour quelqu’un ». Mais, comme toujours en amour, c’est plus compliqué.

Louise précise d’ailleurs : « Le crush, c’est quand tu flashes sur l’apparence de quelqu’un, puis sur sa personnalité, en essayant de tout savoir sur lui. On peut avoir plusieurs crushs en même temps. Certaines sont même en couple tout en ayant des crushs. Moi, je n’en ai qu’un, à qui je n’ose pas parler. Je cherche juste le contact visuel. Le crush ? Ça peut être sympa, ou chiant et douloureux. » Au XIIe siècle, l’amour courtois imposait son idéal de respect et d’honneur, tandis que le XIXe siècle exaltait le romantisme et ses aspirations d’union parfaite entre le corps et l’âme. Dans les années 1950, le flirt offrait de nouveaux jeux, sur la crête du désir. Car le sentiment amoureux évolue toujours au fil de l’histoire, imprégné des changements de mentalité, avec ses codes et ses scripts.

Le crush a pour définition de rester secret, il peut durer des mois

Le crush inaugure un transport inédit selon Christine Détrez, sociologue du genre et des émotions à l’ENS Lyon, qui étudie ses dynamiques depuis deux ans. Elle détaille : « Le crush ne ressemble à rien de ce que nous connaissions auparavant. C’était déjà le cas du flirt, qui représentait un rapprochement des corps, tout en évitant la sexualité, du fait de l’absence de contraception. Soutenu par les chansons yé-yé, le flirt a disparu avec la pilule. Aujourd’hui, le crush a pour définition de rester secret. Il peut durer des mois, et passe par des heures d’enquête cachée pour glaner des informations sur la personne concernée, savoir qui sont ses amis, quels sont ses goûts. »

Si le terme circulait depuis un siècle dans la langue anglophone pour désigner un émoi, les réseaux sociaux, en entraînant de nouvelles pratiques, ont aussi modifié sa notion, ajoute la sociologue : « La nouveauté de cette génération est son rapport aux applis. Un jeune homme me disait ainsi qu’Instagram crée son crush en poussant certains contenus sur son écran. Dans la culture du crush, il existe une forme d’obsession liée au fait d’être happé par les réseaux sociaux et d’y passer des heures. » Instagram est aussi devenu le grand panneau publicitaire de ces transports sentimentaux, qui s’affichent sans retenue, tandis que des adolescents anonymes s’improvisent community managers des comptes dédiés aux crushs de leur bahut. Sur ces pages, les déclarations ou demandes de renseignements s’enchaînent.

« Elisa, tu hante mes pensées jours et nuits […] un jour j’espere pouvoir te le dire en face », peut-on lire ici. « Une amie est à la recherche d’un blond qui serait en première, avec des yeux verts captivants. Il est sorti seul ce mercredi à 13 h, habillé en noir », lit-on là. D’après Juliette, 17 ans, qui s’apprête à intégrer Sciences Po, ces comptes « servent surtout à obtenir l’Instagram de quelqu’un quand on n’arrive pas à le trouver seul ». Elle-même admet s’être adonnée à ces rêveries avec fougue durant ses années lycée : « Le crush existe plus par l’imaginaire que par l’interaction, mais surtout par les amis : on en discute en faisant supposition sur supposition. Et il nous est régulièrement arrivé de partager un crush. Chacune apportant une nouvelle anecdote pour en parler des heures. »

« Crush » – Presse / Instagram

Toujours selon Christine Détrez, le crush a ainsi pour fonction d’alimenter notamment les conversations et, de fait, l’amitié : « C’est presque une relation triangulaire. » Et dans ce jeu amoureux, on n’hésite même plus à parler de « stalking » (de l’anglais « traquer »). Sondé, Nathan, 16 ans, s’insurge d’ailleurs : « Je ne vais pas tomber dans les préjugés, mais c’est vraiment un truc de filles qui aiment ragoter sur nos vies. Pas question d’envoyer un message au crush de mon lycée, je ne sais pas qui tient le compte. Et si c’était quelqu’un que je déteste ? » Mais des garçons s’adonnent pourtant à la pratique, assure Christine Détrez : « L’un d’eux, 23 ans, m’a dit que le crush permettait de remettre du romantisme dans sa vie. Parce que, avec Tinder, on peut maintenant se retrouver au lit avec quelqu’un avant de lui avoir demandé son prénom. Il soutient que sa génération trouve Tinder dégueulasse. J’ai également croisé une adolescente avec un T-shirt imprimé : “Tinder kills romantics” (Tinder tue les romantiques). Et comme le flirt permettait le rapprochement des corps tout en essayant d’éviter la grossesse, le crush permet de rebroder des histoires au moment où l’acte sexuel est facile. »

Et si cette passion secrète, surtout vouée à rester « sans contact », était aussi une conséquence de l’ère  #MeToo, alors que la nouvelle génération entend pléthore d’affaires sinistres sur les violences sexuelles et conjugales ? D’après Juliette, beaucoup de ses contemporains ne sont d’ailleurs pas pressés de se caser : « Même au lycée, on entend régulièrement des histoires d’agressions. Du coup, il est beaucoup plus rare que les gens soient en couple puisqu’il y a l’idée de trouver la bonne personne. Et en attendant, peut-être rêvons-nous à travers ces crushs ? »

Hélas, l’obsession peut mener au burn-out, comme en témoigne Lilia, 23 ans, qui prépare un documentaire sur le crush : « J’ai réalisé que chaque soir je m’endors en inventant des histoires parfaites avec mon crush du moment, au lieu de penser à mes propres réalisations. Je peux aussi aller dans une soirée où je sais que la personne est là, ce qui va changer toute ma manière d’être. Et je réfléchis à la charge mentale que représente cette vision de l’amour. »

Un temps pour tout ? Démarré au collège, le crush perd de sa saveur passé la vingtaine : « Pour se détacher des pratiques de crush lycéennes, les jeunes femmes réinvestissent les lectures féministes, constate Christine Détrez. Elles se rendent compte qu’à travers leurs enquêtes elles essaient souvent de se fondre dans le moule des goûts de l’autre. L’une d’elles m’a confié qu’un de ses crushs était fou de Formule 1 et de rap, et qu’elle s’était mise à aimer ça. Deux mois après, son nouveau crush aimait Miyazaki, elle regardait tous ses films. Elle se demandait : “Et moi, qui je suis ?” » Sinon, il reste le dur apprentissage de la matérialité de l’autre, comme pour Juliette, qui sort enfin avec son crushé. « Je dirais que c’est à la fois une fierté… et une déception. » Crush ou flirt, il faut choisir.

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