Santé

C’est mon histoire : « Le jour où j’ai arrêté de boire »

D’abord un remède a mon anxiété 

J’ai toujours bu. Parce que je suis épicurienne. Parce que j’aime la fête. Parce que je suis angoissée aussi. Jamais, pourtant, je n’ai imaginé être alcoolique dépendante. L’alcool coule dans mes veines depuis que j’ai 16 ans. Cette année-là, je passe sans préavis de la vie d’une ado dans les jupes de sa mère à celle de la jeune fille qui découvre des plaisirs qu’elle ne boude pas, l’amour et la fête en tête. Je copine avec une bande de filles qui sortent beaucoup en soirée avec les garçons les plus populaires du lycée. Je ne suis pas timide, mais mon émancipation aussi soudaine que récente ne me donne pas l’aisance que j’aimerais avoir. Il me faut du temps pour me lâcher. La bière et la vodka orange me désinhibent. J’aime immédiatement cette sensation d’être partout dans mon élément. Lorsque, après le bac, j’intègre une prépa pour faire une école de commerce, c’est la douche froide, je ne connais plus personne et je déteste l’esprit de compétition qui y règne. L’ambiance de la bande me manque, je fréquente donc assidûment les soirées du BDE [bureau des étudiants, ndlr], où tout le monde boit énormément pour évacuer le stress. Durant mes années en école de commerce, je continue à boire, d’abord pour m’intégrer, puis pour décompresser. Sans doute est-ce là l’insidieuse première bascule de ma vie. J’étudie ou je révise mes examens à coups de lampées de vin blanc. Après un verre l’après-midi et un ou deux le soir, je me sens connectée à moi-même, mon cerveau carbure vite. Je ne deviens pas brillante, mais j’ai des fulgurances. Surtout, c’est suffisant pour tenir en respect mon anxiété, j’ai la sensation d’être en paix, sereine, et je crois en moi. Diplômée, je suis recrutée par la filiale d’une major du CAC 40, avec deux copains de promo, Jasmine et Lucas. À 25 ans, j’ai un salaire et des responsabilités que mes parents cadres n’ont reçus qu’en milieu de carrière. Alcoolisée, je suis fière. À jeun, je stresse.

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Je vibre plus fort, j’aime plus fort 

Mon quotidien, c’est parler « quotient », « planification budgétaire » et « rendement ». Je découvre les jalousies larvées et les coups bas du monde de l’entreprise. Avec Jasmine et Lucas, on débriefe nos journées en afterwork, chaque soir ou presque. Avant d’aller dîner, puis parfois en boîte. Champagne, mojito, tequila, grands crus… L’alcool devient mon sas de décompression préféré. Quand je rentre seule, mon dernier verre remplace les bras qui ne m’attendent pas. Lorsque je rentre avec un plan cul, l’alcool m’offre l’illusion de l’amour. La main anonyme caresse mon corps comme celle d’un amoureux, les baisers ont la fougue d’un amant épris, mes pudeurs font profil bas pour s’accorder à mes sens plus avides et plus réceptifs. Quand je tombe amoureuse, je ressens tout plus fort. Je vibre plus fort, j’aime plus fort. Chaque fois, c’est l’histoire de ma vie… qui tient quatre mois. Au fil du temps, il m’en faut toujours plus pour atteindre la même ivresse.

Ainsi, environ deux ans plus tard, je prends régulièrement un verre ou deux au déjeuner pour leur effet booster. Cela me mène droit au second moment de bascule, définitif. Un jeudi magnifique de novembre 2016, je n’avance pas dans mon travail, pire, je réfléchis de travers, alors que, la veille encore, à l’afterwork, après mes quatre coupes d’alcool, des stratégies et des perspectives, j’en avais plein la bouche. Ce jour-là, à 27 ans, je descends pour la première fois chez le caviste acheter une bouteille de saké japonais. Parce qu’il titre à quinze degrés d’alcool comme le vin, contre quarante pour la vodka et le whisky. Planquée dans mon bureau, j’en verse dans mon mug à café. Tandis que le liquide réchauffe ma trachée, je sens le calme revenir, mes idées et mon assurance aussi. Mêmes symptômes et même remède que pendant mes études. Dès lors, l’alcool devient le couteau suisse psy de mes journées. Quelquefois, dès le matin, si je débute par une réunion. Pour être performante, avoir confiance, captiver mon auditoire. Parfois, c’est seulement l’après-midi. Et certains jours, rien avant l’afterwork. À mes yeux, je n’ai aucun problème d’alcool. La preuve, je choisis quand je bois et combien je bois, toujours de très bons crus, la situation est sous contrôle, j’arrête quand je veux. Se bourrer de Xanax, c’est pire, non ? Personne ne soupçonne ma consommation, car j’ai une belle peau, de beaux cheveux, je ne suis pas borderline, je ne tangue pas. Le soir ? On me voit comme la fille épicurienne, celle qu’on invite aux cocktails et aux dîners pour sa joie de vivre et qu’on appelle quand une virée en boîte s’improvise parce qu’on la sait toujours partante. On ne m’a jamais vue minable, même si j’ai mis dans mon lit des hommes que je n’aurais jamais regardés sans une certaine ivresse.

Une violence à la mesure de mon déni 

Je n’aurais sans doute jamais eu le déclic s’il ne s’était imposé à moi dans une violence à la mesure de mon déni. Enceinte, mon amie Jasmine doit rester allongée. Je passe la voir à l’heure de nos afterworks. « Tu bois quoi ? » Je n’hésite pas à lui répondre : « Comme toi, du thé vert. » Sauf que, un peu plus tard, mon esprit s’échappe, je n’arrive plus à l’écouter. D’habitude, à cette heure-là, j’ai déjà trois verres dans le sang. Aussi, je dis : « Finalement, je vais prendre un verre, j’ai eu une grosse journée. » Quelques jours plus tard, j’apporte le dîner, sans vin pour moi. Le futur papa est en déplacement, nous avons la soirée pour nous deux. Mais, lorsque, à 22 heures, Jasmine s’excuse d’être fatiguée, je joue la déception, tandis que j’anticipe mentalement mon départ : est-ce que je fais un arrêt au troquet en bas, ou bien est-ce que je fonce au supermarché qui ferme à 23 heures ? Je le sens, je ne tiendrai pas jusque chez moi, où j’ai une cave. L’angoisse s’insinue avec le manque. J’ai juste oublié que la vente d’alcool est interdite après 21 heures. La détresse que j’éprouve face au vigile planté devant les bouteilles… Une peur viscérale, un sentiment de finitude atroce. Lorsqu’il me dit : « Il y a un café en sortant à gauche », une honte glaçante me pétrifie. Plus jamais ça. Ce soir-là, chez moi, je bois, évidemment. Et je pleure toute la nuit sur tout ce que j’ai nié durant quatorze ans : je suis addict à l’alcool. J’en suis à plus d’une bouteille et demie par jour, à cette époque. L’électrochoc fait son œuvre, c’est fini, j’arrête.

Apprendre à vivre sans filtre 

Il y a deux mois d’attente en alcoologie, à l’hôpital, mais un addictologue libéral me reçoit en urgence. Je veux des médicaments pour me sevrer, pas question de ressentir le manque, de transpirer, de trembler, d’angoisser… Je ne bois plus une goutte depuis trois ans, pas seulement pour ne pas replonger, mais parce que ça ne m’intéresse plus. En devenant sobre, j’ai dû faire connaissance avec moi-même comme on rencontre une nouvelle personne. Une rencontre intimidante. Je ne me connaissais que perfusée à l’alcool, ça change la personnalité. La greffe allait-elle prendre ? Je m’entends bien avec la femme que je continue à découvrir, même si l’alcool colmatait des fissures, avec lesquelles je dois composer. Aussi, je vois un psy, pour comprendre comment j’en suis arrivée là. Vivre sans ivresse, c’est vivre dans un environnement brut, sans le filtre qui temporise tout. Le rapport au monde n’est plus le même, les relations sociales non plus. J’ai dû couper les ponts avec certains copains. Quand on dit « Je ne bois plus », il y a ceux qui rétorquent « Tu fais la gueule ? » ou « Tu es enceinte ? » et puis ceux qui insistent pour remplir mon verre, en ajoutant : « Tu es chiante. » J’ai l’impression de m’être extirpée d’un vacarme ahurissant, celui de la fuite en avant. Aujourd’hui, je vois et j’entends vraiment les gens et le monde. C’est à la fois plus rude et plus près de la vérité des échanges, des sentiments, des sourires… La vie en vrai, tout simplement.

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